Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2012). Laurent Gayer propose une analyse de l’ouvrage de Stephen Tankel, Storming the World Stage. The Story of Lashkar-e-Taiba (Londres, CUP/Hurst, 2011, 354 pages).

Révélé sur la scène internationale par les attaques de Bombay de novembre 2008, le Lashkar-e-Taiba (l’« armée des purs » [LeT]) est une des organisations salafistes-djihadistes les plus actives du sous-continent indien. Fondée à la fin des années 1980 par des vétérans pakistanais du djihad afghan, l’organisation s’est initialement focalisée sur la libération du Cachemire indien, avant d’étendre son djihad à l’Inde tout entière.
Affilié au courant minoritaire des Ahl-e-Hadith, variante sud-asiatique du wahhabisme, le LeT s’est rapidement singularisé dans le paysage islamiste régional par ses opérations fedayin spectaculaires, d’abord au Cachemire puis dans les grandes villes indiennes. Et tandis que l’État pakistanais prenait ses distances avec la plupart des organisations djihadistes de la région au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, le LeT a conservé le soutien de l’armée et de ses puissants services de renseignement (en particulier de l’Inter-Services Intelligence [ISI]), qui continue de voir en lui un proxy aussi loyal que performant.
Storming the World Stage est le premier ouvrage entièrement consacré au LeT, depuis sa formation jusqu’à sa réinternationalisation au contact des militants d’Al-Qaida. C’est précisément sur ce point – l’évolution du LeT vers le djihad global – que l’ouvrage est le plus stimulant. Stephen Tankel démontre ainsi que le LeT – ou tout au moins certains de ses cadres – s’est internationalisé au cours des dernières années, à travers des « vacations » (freelancing) pour le compte d’Al-Qaida, des Talibans afghans ou des djihadistes irakiens. En sens inverse, le LeT a mis son expertise au service de groupes étrangers, tout en servant de point d’entrée en « AfPak » aux volontaires du djihad en provenance d’Europe ou des États-Unis.
Cette évolution, qui d’une certaine manière constitue un retour aux origines (aux dires de l’organisation elle-même, les premiers militants du LeT auraient combattu dans les Balkans, dans le Caucase ou encore en Asie du Sud-Est), est cependant restée incomplète. Outre la barrière de la langue (la plupart des recrues du LeT sont des Pakistanais ourdouphones ou pendjabiphones, ce qui handicape leur déploiement hors de l’Asie du Sud), les militants du LeT tentés par l’aventure du djihad global ont dû compter avec une hiérarchie restée attachée à une stratégie très indocentrée, sans doute en grande partie sous l’influence de ses patrons militaires pakistanais.
En dépit de cette réflexion innovante sur l’extraversion hésitante d’une organisation djihadiste restant finalement très stato-centrée, l’ouvrage de S. Tankel laisse sur sa faim. On peut éventuellement comprendre que l’auteur ait souhaité anonymiser les militants du LeT interrogés mais il aurait fallu présenter quelques éléments biographiques permettant de les distinguer les uns des autres, de les situer dans le paysage social et religieux du Pakistan et de percevoir les séquences successives de leurs parcours militants. Plus surprenante est la négligence des sources vernaculaires, en ourdou notamment.
L’auteur évoque la « propagande » du LeT et ses nombreuses publications mais l’intégralité des références bibliographiques est… en anglais. Des travaux antérieurs avaient pourtant ouvert la voie à une analyse de cette littérature militante en ourdou, de l’étude de Mariam Abou Zahab[1] sur les testaments de martyrs du LeT à celle de Choudhri Mohammed Naim sur l’ouvrage Ham Maen Lashkar-e-Taiba ki[2] (« Nous les mères du Lashkar-e- Taiba »).
La singularité de cette entreprise à la fois terroriste et humanitaire qu’est le LeT méritait un travail plus approfondi, par exemple en prolongement des interrogations de Faisal Devji sur le « terroriste en quête d’humanité », autre contribution récente mais d’une tout autre ampleur sur les transformations idéologiques et stratégiques du terrorisme à l’heure de la globalisation[3].

Laurent Gayer

1. M. Abou Zahab, « I Shall Be Waiting at the Door of Paradise: The Pakistani Martyrs of Lashkar-e-Taiba (Army of the Pure) », in A. Rao et al. (dir.), The Practice of War. Production, Reproduction and Communication of Armed Violence, New York, Berghahn Books, 2007, p. 133-158.
2. C. M. Naim, « The Mothers of the Lashkar », Outlook (Delhi), 15 décembre 2008.
3. F. Devji, The Terrorist in Search of  Humanity: Militant Islam and Global Politics, Londres, Hurst, 2008.

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