Au moment où l’on s’interroge sur les futurs équilibres de puissance, et la place qu’y tiendront les pays émergents, il est temps de relire la brillante analyse de Paul Kennedy. Il y questionne la possibilité pour les Etats-Unis de demeurer une puissance dominante écrasante : « Il n’a jamais été donné à aucune société de rester en permanence en avance sur toutes les autres en réussissant à figer les différences d’évolution des taux de croissance, du progrès technologique et du développement militaire des pays qui ont existé depuis des temps immémoriaux ». Une bonne occasion de s’interroger, plus généralement, sur les critères de la puissance au XXIème siècle.
En février 1941, quand le magazine Life d’Henry Luce titra que le monde vivait le « siècle américain », cette déclaration correspondait aux réalités économiques. Les Etats-Unis, avant même que de participer à la Seconde Guerre mondiale, fabriquaient un tiers des produits manufacturés du monde, soit plus du double de la production de l’Allemagne nazie et près de dix fois celle du Japon. En 1945, après la défaite des pays fascistes, les alliés des Américains étant économiquement exsangues, cette proportion approchait de la moitié, soit un pourcentage jamais atteint jusque-là ni depuis par une seule nation. Les Etats-Unis, plus qu’aucun autre grand empire — empire romain, espagnol ou britannique de l’époque victorienne — , semblaient alors destinés à dominer la politique internationale sur des décennies, voire des siècles.
Dans ces circonstances, il parut naturel (quoique parfois malaisé) aux détenteurs du pouvoir de décision de faire bénéficier de la protection militaire des Etats-Unis les pays qui leur demandaient leur aide dans les années turbulentes de l’après-guerre. Citons leur engagement d’abord en Grèce et en Turquie, puis, à partir de 1949, leur contribution massive à l’OTAN, leurs relations privilégiées avec Israël et, souvent, à l’opposé, avec l’Arabie Saoudite, la Jordanie, l’Egypte et de petits pays arabes, leurs obligations à l’égard de leurs partenaires des organisations régionales de défense comme l’OTASE, le CENTO et l’alliance de l’ANZUS. Plus près de chez nous, il y eut le traité de Rio et les plans de défense spéciaux de l’hémisphère avec le Canada. Au début des années 70, comme le souligne Ronald Steel, les Etats-Unis « avaient plus d’un million de soldats cantonnés dans 30 pays, étaient membres de 4 pactes régionaux d’alliance défen sive et participaient activement à un cinquième, avaient signé des traités de défense mutuelle avec 42 nations, appartenaient à 53 organisations internationales et fournissaient une aide économique ou militaire à près de 100 pays du monde entier ». A la fin de la guerre du Vietnam, l’effectif des troupes américaines stationnées à l’étranger diminue certes énormément, mais la totalité des obligations américaines qui subsistaient aurait sans nul doute époustouflé les pères fondateurs.
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