Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (2/2012). Alice Ekman, chercheur associé au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Zhao Ziyang, Mémoires : un réformateur au sommet de l’État chinois (Paris, Seuil, 2011, 346 pages).

Les mémoires de Zhao Ziyang, ancien Premier ministre (1980-1987) et secrétaire général du Parti communiste chinois (1987-1989), sont désormais disponibles en français. C’est une très bonne nouvelle, puisque ce livre tiré de 30 cassettes enregistrées en résidence surveillée en 1999 et 2000 présente un grand intérêt historique mais aussi économique, politique et même psychologique.
Zhao revient évidemment sur les événements de la place Tiananmen et son refus d’appliquer la loi martiale contre les étudiants, suite auxquels il sera limogé puis définitivement écarté du pouvoir. Il apporte un éclairage précis sur les tensions internes au sein du Parti, entre conservateurs et réformateurs. Deng Xiaoping apparaît comme le principal responsable de la répression des manifestations de la place Tiananmen, sous l’influence des plus « gauchistes » du Parti, tel que Li Peng. Zhao se présente lui-même comme celui qui voulait réduire les tensions et les mécontentements du peuple et « profiter de l’occasion pour faire avancer les réformes politiques ». Il conclut par un plaidoyer en faveur d’un changement progressif de régime, indispensable selon lui pour soutenir les réformes économiques et résorber les « anomalies de l’économie de marché de la Chine, son côté malsain – vénalité des cadres, grave corruption de la société et creusement de l’écart des inégalités ».
Zhao retrace également, avec pédagogie et enthousiasme, la politique de réforme et d’ouverture de l’économie, pour laquelle il joua un rôle central : réforme de la politique agricole, stratégie de développement des régions littorales par le commerce extérieur, mise en place des zones économiques spéciales, augmentation de la rentabilité des entreprises d’État. L’ancien Premier ministre aborde à la fois les joies du lancement des réformes et les difficultés de leur mise en œuvre, alors que la tendance conservatrice du Parti s’opposait systématiquement aux changements. Il raconte ainsi comment certains dirigeants – tel Chen Yun, qui avait déjà participé à l’élaboration du premier plan quinquennal en 1950 – lui mettent des bâtons dans les roues, comment des secrétaires locaux du Parti refusent de déléguer une partie de leur pouvoir aux gérants nouvellement nommés des usines d’entreprises d’État. Ou encore comment des projets porteurs tombent à l’eau à cause de réticences internes au Parti, comme celui – que Zhao semble regretter encore – de ce constructeur automobile américain, prêt à investir massivement dans la construction d’une usine à Huiyang, dans le Guangdong. On comprend alors l’importance du choix des mots dans ce contexte : l’économie chinoise est, en raison des préventions idéologiques, une « économie marchande » plutôt qu’une « économie de marché de type occidental ». On comprend surtout à quel point les changements de mentalité au sein du Parti et de la société, indispensables pour soutenir les réformes, sont difficiles à initier après des décennies de propagande et d’isolement : « Chaque fois qu’il y avait des sujets impliquant les relations avec des étrangers, les gens avaient peur et de nombreuses accusations étaient proférées contre les réformateurs : les gens craignaient d’être exploités, de voir notre souveraineté entamée, ou que le pays ne subisse quelque humiliation. »
Au fil du récit, on entre dans la logique des réformateurs : idées nouvelles (résultat parfois d’un concours de circonstances, tel le développement de Pudong, à Shanghai), avancées par tâtonnement et prise en compte d’initiatives spontanées de la population (cas de la réforme agricole), premières expérimentations (zones économiques spéciales), égarements dus à l’inexpérience (méconnaissance de l’anticipation psychologique et de ses effets sur l’épargne et la consommation). Apparaît alors plus clairement le fonctionnement de l’ère Deng, ses méthodes de consultation et de prises de décision, mais aussi l’omniprésence de la révolution culturelle dans l’esprit des dirigeants, dont beaucoup, à l’instar de Zhao, en sont des victimes fraîchement réhabilitées.
On pourrait reprocher à l’ancien Premier ministre de dresser un bilan exagérément positif de l’ensemble de son action, de ne reconnaître que quelques erreurs mineures (annonce maladroite de la réforme des prix) mais ce biais est compréhensible, alors que l’histoire chinoise officielle gomme toujours son rôle d’architecte des réformes économiques. En revanche, plus difficile à comprendre est sa position ambiguë vis-à-vis de Hu Yaobang. On se demande pourquoi il ne rend pas clairement hommage à l’ancien secrétaire général du Parti, qui fut forcé à démissionner pour des prises de position finalement assez similaires aux siennes, et surtout pourquoi il retrace sans regret apparent le processus d’accusation collective de Hu auquel il a participé – sort qu’il subira lui-même deux ans plus tard.
Malgré ces ambiguïtés, les mémoires de Zhao constituent un récit essentiel pour comprendre la Chine d’aujourd’hui. Les sujets qui y sont abordés restent tous d’actualité : spectre de la révolution culturelle, tensions entre réformateurs et conservateurs, développement des réformes économiques, persistance de la corruption, etc.
L’intérêt de ce texte dépasse même les frontières de la Chine, puisqu’il s’agit du récit de la chute d’un homme, du sommet de l’État à l’assignation à résidence, et des dernières années de sa vie, marquées par l’isolement et par un sentiment d’injustice persistant. Sa description procédurière des réunions de juin 1989, des courriers envoyés à Deng, des trahisons et accusations au sein du Parti ne trompe pas : Zhao cherche à rétablir la justice alors qu’il se doute, lorsqu’il enregistre ses mémoires à l’âge de 81 ans, qu’il ne la verra pas. En 2005, l’ancien Premier ministre meurt à Pékin dans l’indifférence, sans réhabilitation et sans hommages.

Alice Ekman

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