Étiquette : puissances émergentes

Every Nation for Itself / No One’s World

Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (4/2012). Yannick Prost propose une analyse des ouvrages de Ian Bremmer, Every Nation for Itself : Winners and Losers in a G-Zero World (Oxford, NY, Portfolio/Penguin, 2012, 240 pages) et de Charles A. Kupchan, No One’s World: The West, the Rissing Rest, and the Coming Global Turn (Oxford, NY, Oxford University Press, 2012, 272 pages).

Après une vague d’ouvrages portant sur le succès des émergents, d’autres travaux passent à l’étape suivante : à quoi ressemble désormais le monde ? Et comment l’Occident, visiblement entré en déclin – au moins relatif – peut-il réagir ? Ian Bremmer, connu notamment pour un précédent ouvrage décrivant le succès du capitalisme d’État chinois (The End of the Free Market: Who Wins the War between States and Corporations?, Oxford, NY, Portfolio/Penguin, 2011), montre que l’incapacité des puissances occidentales, conjuguée aux difficultés de la Chine à assumer le leadership, ouvre la voie à un monde sans régulation. Pour Charles A. Kupchan, tenant d’une vision très « WASP” de l’histoire mondiale, l’“autre monde” a réussi son développement en suivant une voie différente de celle parcourue par les Occidentaux (démocratie libérale) ; l’Occident doit donc faire un compromis avec ses valeurs pour cogérer le monde.

Pourquoi les BRIC changent le monde

Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2012). Yannick Prost propose une analyse de l’ouvrage d’Alexandre Kateb, Les nouvelles puissances mondiales : pourquoi les BRIC changent le monde (Ellipses, 2011, 272 pages).

Les travaux sur les puissances émergentes connaissent une vogue certaine et, comme souvent dans les phénomènes de mode, le meilleur y côtoie le pire. L’ouvrage d’Alexandre Kateb se range dans la première catégorie, car l’auteur a tenté une synthèse aussi intelligente que difficile en s’appuyant sur une bibliographie honnête. Difficile parce qu’il faut bien avouer que le concept de BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) est nébuleux. Les BRIC sont des puissances économiques en phase de rattrapage, comptant désormais parmi les dix ou douze premières puissances mondiales. Pour le reste, l’ensemble est hétéroclite. Toutefois, l’ouvrage parvient à mettre en lumière quelques convergences.
En premier lieu, l’émergence se caractérise par un type de développement qui remet en cause les préconisations du libéralisme économique. Si l’orthodoxie financière est généralement respectée, ces puissances se caractérisent par un fort interventionnisme étatique. Ce dernier s’exprime particulièrement en matière de politique industrielle, qui bénéficie d’une stratégie de « champions nationaux », grandes entreprises solidement tenues par les autorités nationales via des noyaux durs d’actionnaires et une réglementation protectrice contre une prise de contrôle par les étrangers. L’intérêt national primant celui des actionnaires privés, les groupes industriels peuvent mener une politique d’investissement à long terme. Enfin, une habile manipulation des taux d’intérêts et une politique bancaire prudente – les leçons de la crise de 1997-1998 ont été tirées – permettent de profiter d’une sous-évaluation des monnaies ou au moins de garantir la stabilité de celles-ci contre les spéculations.
Mais si le rattrapage industriel a été spectaculaire, ces économies pourraient peiner à franchir la frontière technologique : en effet, malgré d’importants investissements dans l’éducation, les BRIC rencontrent des succès mitigés dans l’économie de la connaissance. La faiblesse de la recherche fondamentale, un environnement intellectuel peu propice et un effort généralement insuffisant dans la recherche et développement (R&D) limitent la maîtrise de l’innovation. Le « Cyberabad » des informaticiens indiens ne doit pas faire illusion : il n’exerce guère d’effet d’entraînement sur le reste de l’économie du pays. Toutefois, ces pays ont pris conscience de leurs lacunes et réalisent déjà des percées sur quelques niches.
Ces puissances économiques abritent des sociétés encore marquées par les vestiges du sous-développement ou d’une mauvaise adaptation à la modernité démocratique : bien que la proportion de pauvres ait baissé, le niveau de vie moyen demeure modeste. Ces sociétés, entrées en transition démographique ou l’ayant achevée, doivent encore gérer l’exode rural ou faire face au déclin démographique (Russie). Le système de protection sociale demeure lacunaire et faible et les très fortes inégalités sociales suscitent des questions sur la stabilité politique à moyen terme. Enfin, les dommages causés à l’environnement présentent des défis considérables.
Puissances émergentes, les BRIC sont également des sociétés en transition : régimes autoritaires (Chine, Russie) ou sociétés conservatrices dominées par des castes (Inde, Brésil), elles peinent à accepter les standards occidentaux de l’état de droit et de la démocratie. Le Brésil se détache peut-être du groupe : n’ayant pas subi de subordination récente à l’Occident, il semble moins marqué par le nationalisme et le besoin de revanche sur les pays du Nord. Toutefois, ces politiques étrangères convergent pour remettre en cause le statu quo post-guerre froide régissant le système international : remise en cause de la domination occidentale, de l’ingérence dans les affaires intérieures des États et de l’unipolarisme présumé des États-Unis.
Un nouvel équilibre des forces, source de définition d’un nouvel ordre mondial ? Pas certain, car les BRIC ne sont ni un groupe cohérent, ni une force d’entraînement des pays du Sud. Non, au fond, les BRIC incarnent une vision du monde westphalienne, face à laquelle l’Europe se trouve bien désarmée.

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