En 1978, Marcel Merle publie un texte sur la gouvernance internationale dans Politique étrangère, no 5/1978. Ce texte est issu de l’exposé présenté lors du colloque franco-iranien des 4 et 5 juillet 1978 au Centre d’études de politique étrangère. Il est paru simultanément dans la Revue de Relations internationales publiée par le Centre des hautes études internationales de l’Université de Téhéran.

Marcel Merle (1923-2003), agrégé de droit public en 1950, consacre sa thèse au procès de Nuremberg. Dans plusieurs de ses ouvrages, il insiste notamment sur la nécessité de ne pas limiter les relations internationales aux seuls rapports entre États, et s’intéresse à la décolonisation et à la montée en puissance de nouveaux acteurs. Auteur de Sociologie des relations internationales (1974), il ouvre la voie à l’étude des nouvelles relations internationales. Il prend la direction de l’Institut d’études politiques (IEP) de Bordeaux, avant d’enseigner à l’IEP de Paris et à l’Université de Paris I, où il est nommé professeur émérite. Son dernier ouvrage publié est : La Politique étrangère (Paris, PUF, 2005).

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Ce bref exposé introductif n’a pas d’autre objet que de planter le décor qui doit servir de toile de fond à nos débats. Il ne prétend nullement présenter un tableau exhaustif ni, surtout, définitif de la situation mondiale. Mais il permettra peut-être, par les réactions qu’il provoquera, de dégager le minimum d’accord nécessaire à l’interprétation correcte des problèmes locaux ou régionaux qui intéressent plus directement les participants au colloque.

Les réactions à prévoir sont d’autant plus normales que le point de vue présenté en guise d’introduction sera forcément empreint de subjectivité. Contrairement à une opinion assez répandue, le point de vue de Sirius n’existe pas. Existerait-il, qu’il serait d’ailleurs partiel et falsifié puisqu’il ne pourrait prendre en compte ce qui se passe du côté de la « face cachée de la terre ». Tout observateur est situé, topographiquement, politiquement et idéologiquement, quels que soient ses efforts en vue d’atteindre l’objectivité. Le seul point commun entre tous les participants réside dans la simultanéité des points de vue. Mais la coïncidence dans le temps ne suffira certainement pas à abolir la diversité des appréciations. Cette diversité constituant une richesse, il importe que les propos émis au début du colloque ne soient pas traités comme des conclusions mais comme des propositions à débattre.

Pourquoi placer ces réflexions sous le vocable de « système » ? La question n’est pas indifférente. Pour qualifier le même exercice, on se serait contenté, autrefois, de parler d’analyse de situation. Dans une certaine mesure, il est vrai que l’utilisation du terme de système constitue une certaine concession à la mode : chacun sait que la théorie des systèmes connaît actuellement une grande vogue, et certains croient pouvoir, en se parant de ce vocable, donner plus de poids à leurs opinions. S’il ne s’agissait que de cela, mieux vaudrait renoncer à l’usage d’un terme qui n’aurait pas d’autre valeur que celle d’une étiquette ou d’une couche de peinture. Dans mon esprit, le terme de système est un outil de travail qui a déjà le mérite de nous dispenser d’utiliser d’autres concepts beaucoup trop ambitieux (comme celui de « société internationale ») ou beaucoup trop vagues (comme celui de « relations internationales »). En dehors de cette vertu négative, le terme de système a l’avantage de nous astreindre à rechercher, dans la confusion que nous offre le spectacle de la réalité, un minimum de cohérence dans la configuration des forces et dans le mode de fonctionnement des relations entre ces forces.

À partir de cette incitation, il est possible d’établir rapidement l’existence d’un système international pour mieux analyser ensuite la nature et la signification de la crise qui affecte actuellement la vie de ce système.

 

I. La réalité du système mondial

On entend généralement par « système » un ensemble de relations entre un nombre déterminé d’acteurs, placés dans un environnement spécifique et soumis à un mode de régulation adéquat. Cette définition abstraite est évidemment susceptible de nombreuses applications. Dans quelle mesure le concept de « système » est-il applicable aux relations internationales, autrement dit pourquoi et en quel sens est-on fondé à parler d’un « système mondial » ?

Pour répondre à cette question, il est important d’observer que le qualificatif (mondial) compte autant que le substantif (système).

La première innovation réside, en effet, dans un changement d’échelle. On parlait autrefois, sans apporter beaucoup de rigueur à la définition, de « système européen » ou « bismarckien », etc. Si l’on est en droit, aujourd’hui, de parler de système « mondial », c’est essentiellement à cause des bouleversements apportés dans les relations internationales par le progrès technique et, notamment, par l’accélération des communications qui a eu pour effet de réduire, sinon d’abolir, les obstacles traditionnels du temps et de la distance. Deux exemples en apporteront la preuve. Dans le domaine de l’information, les communications sont désormais quasi-instantanées, grâce à la radio et à la télévision dont les émissions peuvent être diffusées et captées sur toute la surface du globe par l’intermédiaire des satellites géo-stationnaires. Dans le domaine de la stratégie, le perfectionnement atteint par les missiles permet aux projectiles les plus puissants d’atteindre, sans grand risque d’être interceptés, les objectifs les plus éloignés en moins d’une demi-heure. L’espace ne peut donc plus être découpé en théâtres d’opérations séparés ; virtuellement, la planète constitue un champ stratégique homogène, dont toutes les parties sont interdépendantes.

Ces deux exemples suffisent à montrer l’ampleur des innovations imputables au progrès technique. Ces changements sont constitutifs d’une situation qui est dépourvue de tout précédent historique. Il n’existe donc pas de point de comparaison à partir duquel nous pourrions traiter, sur la base de l’expérience acquise, les problèmes internationaux de notre temps. C’est pourquoi le recours à la notion de système peut nous aider à décrypter le type de relations dans lequel nous sommes désormais impliqués.

Mais encore faut-il se garder, pour qu’une telle démarche reste féconde, de toute application mécanique de la théorie des systèmes. Plutôt que de rechercher des analogies factices, il importe de dégager les caractères spécifiques d’un système international qui représente, à beaucoup d’égards, un système original et sans équivalent.

Le système mondial est d’abord un système unique, en ce sens qu’il englobe, par hypothèse, l’ensemble des relations internationales et qu’il ne comporte pas, contrairement aux systèmes partiels ou régionaux qui l’ont précédé, d’alternative. Certes, l’équilibre et les règles de fonctionnement de ce système peuvent connaître (et connaîtront certainement) des modifications substantielles ; mais ces modifications se produiront désormais à l’intérieur du système mondial et ne proviendront pas de l’irruption d’autres acteurs ou d’autres facteurs que ceux qui se trouvent déjà compris dans le système.

De l’universalité des rapports compris dans les limites du système il résulte une seconde caractéristique qu’on peut qualifier de « clôture » : pour utiliser le vocabulaire de l’analyse systématique, on peut dire que le système mondial est dépourvu d’environnement externe. Cela signifie que les contradictions inévitables que comporte le fonctionnement de tout système ne pourront pas être exportées, mais qu’elles se trouveront renvoyées à l’intérieur du système, dont les tensions se trouveront ainsi aggravées. Par là, le système « mondial » se distingue des systèmes internationaux partiels (comme le système européen des siècles passés) qui fonctionnaient avec une marge de sécurité. Cette marge était constituée par l’espace sur lequel les acteurs du système n’exerçaient pas de contrôle direct et dans laquelle ils pouvaient trouver les ressources nécessaires à alimenter leurs propres querelles ou à solder le compte de leurs différends.

La troisième caractéristique du système mondial est sa complexité. Celui-ci tient au fait que ce système est, par hypothèse, la somme ou la récapitulation de tous les sous-systèmes qui le constituent. Aucun autre système n’atteint, par définition, un tel degré de complexité.

Mais ce système est aussi hétérogène, dans la mesure où ses éléments constitutifs sont d’une extrême diversité. Il comprend bien entendu des Etats, mais des Etats très différents par leur taille, par leur puissance, par leur richesse et par la multiplicité des combinaisons qui les unissent entre eux. Il comprend aussi des organisations internationales et des forces transnationales parmi lesquelles figurent aussi bien des Eglises que des firmes multinationales ou l’opinion publique.

Enfin, ce système présente l’inconvénient majeur d’être dépourvu de mode de régulation adéquat, au moins sous la forme d’un pouvoir institutionnalisé et doté d’une autorité effective. A cet égard, nous restons toujours dans l’« état de nature », tel que Hobbes et ses disciples l’avaient imaginé. Certes, l’anarchie qui en résulte peut être compensée par différents mécanismes, tels que l’équilibre des forces ou la coopération internationale. Mais ce ne sont là que des palliatifs dont l’efficacité totale n’est jamais garantie. Le risque d’une explosion du système demeure donc permanent.

C’est à partir de ces caractéristiques qu’on peut essayer d’analyser la crise qui affecte actuellement les relations internationales.

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