Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2012). Judith Cahen propose une analyse de l’ouvrage de Thomas Pierret, Baas et islam en Syrie. La dysnastie Assad face aux oulémas (Paris, PUF, 2011, 336 pages).

De tous les régimes arabes contemporains, l’autocratie syrienne est probablement celui qui présente le plus de contradictions et qui a mis en place un des systèmes politiques les plus opaques de la région. Pourtant, bien avant que le parti Baas devienne parti unique, le projet des hommes politiques syriens était laïc, socialiste et panarabe ; et au milieu du XXe siècle, ce pays était, avec l’Égypte et la Jordanie, un des fers de lance des guerres de libération des territoires occupés par Israël.
En politique intérieure, la prise du pouvoir par Hafez Al-Assad aura permis de cultiver répression et mensonge d’État. Régionalement, la Syrie a arrêté de lutter pour récupérer les territoires perdus depuis la fin du mandat français (du sandjak d’Alexandrette au nord jusqu’au plateau du Golan au sud) mais aussi de soutenir la cause palestinienne. Ses changements d’alliances militaires au Liban, avec la Turquie ou l’Iran, son soutien à la coalition occidentale lors de la guerre du Golfe (1991) ou plus récemment sa coopération avec les États-Unis dans la lutte contre Al-Qaida font d’elle un pays craint ou admiré.
Les « années de plomb » de la décennie 1980-1990 ont laissé une trace indélébile de peur et de soumission dans la mémoire collective syrienne. Jusqu’aux événements de Deraa en mars 2011: dans cette ville du Hauran, région située entre Damas et la frontière jordanienne, la mort d’un adolescent tué par les forces de l’ordre déclenche la révolte qui s’étend aujourd’hui à toutes les grandes villes.
Thomas Pierret comble un vide de la recherche francophone en se penchant sur « l’établissement d’un partenariat ambigu entre le régime et une partie croissante du clergé [ainsi que sur] le rapprochement opéré par le pouvoir baasiste avec ses anciens ennemis, les élites urbaines ». S’il fonde son analyse sur les travaux d’autres chercheurs tels que Volker Perthes, Joseph Bahout, Sakina Boukhaima ou plus récemment Sari Hanafi, l’intérêt de son travail repose en grande partie sur sa monographie de l’élite religieuse savante, qui a su s’adapter aux changements sociaux et à l’autoritarisme baasiste tout en tirant parti du clientélisme ambiant. Parallèlement, T. Pierret explique clairement comment le régime, bien que dominé par la minorité alaouite, a su tisser des liens étroits avec les clercs sunnites par lesquels il a fini par se faire légitimer, sans même avoir recours à une politique délibérée et méthodique de manipulation. Car en Syrie comme ailleurs dans le Machrek, le retour à un piétisme dépolitisé s’est effectué pas à pas et dans un contexte globalisé de transformation de l’autorité religieuse dans les sociétés musulmanes contemporaines. Cette enquête minutieuse sur l’élite religieuse qui, bien que relativement fidèle aux muftis de la République, ne se reconnaît ni dans l’islam officiel damascène ni dans le courant des Frères musulmans syriens en exil offre aux lecteurs une analyse approfondie de la structuration du clergé syrien, des différentes personnalités et confréries qui le composent ou encore de l’environnement sociopolitique des muhafaza (gouvernorats) dans lesquelles il s’est formé.
T. Pierret permet ainsi de comprendre comment les oulémas syriens sont devenus « les acteurs les mieux à même de mobiliser les ressources des entrepreneurs afin de développer l’aide sociale privée dans un contexte d’inégalités croissantes. [… Ils bénéficient] d’un capital symbolique qui pousse désormais les grandes figures du capitalisme de copinage à échanger leur générosité contre l’onction des hommes de religion dans le but de soigner une image écornée ou d’obtenir un siège au Parlement. »
Jusqu’au début des années 2000, l’État a contrôlé et centralisé l’enseignement religieux ; mais ce que l’auteur appelle la « fuite des turbans » vers l’étranger est moins une conséquence de la répression que de la pénurie d’emploi qui touche autant les oulémas que les centaines de milliers de jeunes qui arrivent tous les ans sur le marché du travail.
L’apport le plus intéressant de l’ouvrage dans la compréhension de la complexité syrienne est l’analyse des raisons pour lesquelles les « ingénieurs pieux » ont choisi de promouvoir des intérêts sectoriels, plutôt que de profiter de l’affaiblissement du régime en 2004-2005 pour « tenter d’imposer de nouveaux pactes politiques ».
Il apporte quelques éléments de réponse aux questions des observateurs des révoltes arabes sur le clergé musulman, un clergé qui, en Syrie, s’est divisé entre oulémas soutenant encore le régime et oulémas s’engageant physiquement et moralement aux côtés des manifestants.

Judith Cahen

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