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L’article « Vers une politique européenne » a été écrit par le journaliste et économiste Jacques Gascuel dans le numéro 4/1950 de Politique étrangère.

Il n’est guère possible de traiter aujourd’hui d’ une politique européenne » sans parler de la proposition française du 9 mai. Cette proposition me servira donc à la fois de préface et de conclusion.

L’impression produite dans le monde entier par le plan Schuman a été et est encore considérable. En France, ce fut une surprise générale, Une satisfaction pour l’homme de la rue, une inquiétude pour certains industriels et certains partis politiques, inquiétudes dues d’ailleurs à des raisons diamétralement opposées ; à l’étranger, l’effet s’est révélé plus grand encore. En Grande-Bretagne, MM. Attlee, Bevin, Churchill, et d’autres personnalités politiques de premier ordre se sont vus obligés de donner publiquement leur avis sur le pool charbon-acier. Un congrès des partis socialistes se tint à Londres dans le courant du mois de juin, pour examiner la proposition française. Les industriels britanniques en ont déjà discuté, et, contrairement à ce que l’on pourrait croire a priori, certains, et non des moindres, s’y sont déclarés favorables. De la droite à la gauche, tous les journaux parlent du plan Schuman, même le Punch.

Aux États-Unis, le président Truman a jugé nécessaire de déclarer sa sympathie pour le projet français. M. Acheson en avait fait autant quelques jours auparavant. M. Foster Dulles, la plus haute autorité en politique étrangère du parti républicain, des journalistes comme Walter Lippmann ont approuvé le plan.

En Allemagne, le chancelier Adenauer a manifesté sans ambiguïté son adhésion. L’Italie, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg se sont déclarés d’accord. Bref, au départ, l’« effet de choc » produit par le plan est indéniable.

Pourquoi cet enthousiasme ?

L’idée n’est pas nouvelle. Depuis qu’il y a une France et une Allemagne industrielles, unir le charbon allemand au fer français pour construire une Europe unie à partir de ce charbon et de ce fer a été proposé bien des fois. Cette idée n’a rien que de logique, elle vient naturellement à l’homme de la rue, comme au lycéen, quand ils ont compris que l’Allemagne produit du charbon, la France du fer et qu’il s’agit de rapprocher ces deux nations.

Ce n’est pas non plus une idée longtemps oubliée, brusquement retrouvée. Elle avait été remise sur le tapis en automne, et, plus récemment, le Conseil de l’Europe l’avait reprise en suggérant la création de grandes compagnies européennes précisément pour le fer et le charbon.

Il s’agit, en somme, d’une idée ancienne présente à l’esprit de chacun, d’une idée qui appartient à tout le monde. Sa présentation du 9 mai a cependant produit l’effet que nous avons dit. Pourquoi ?

De notre point de vue, pour plusieurs raisons :

I ° D’abord, l’idée s’est traduite par une proposition concrète. Il faut le dire : nous vivons dans l’irréalité. Il est certainement utile de tenir des réunions internationales. Mais, lorsque l’on dénombre 51 réunions de ce genre en avril, 48 en mai, que 30 sont annoncées pour juin ; qu’il s’est tenu à Londres, le 3 mai, une conférence internationale « pour standardiser les récipients métalliques à fermeture hermétique » ; à Genève, du 18 au 21 avril, une autre conférence « pour organiser une nomenclature standardisée des peupliers » ; que les producteurs de jus de fruits tiennent des assises internationales pour défendre leurs intérêts, comme aussi les amateurs de musique sacrée, on peut se demander, sans nier l’intérêt de ces réunions, s’il est vraiment indiqué de délibérer en ce moment sur toutes ces questions.

II n’est pas douteux, en effet, que l’ennemi soit aux portes, l’ennemi, c’est-à-dire la guerre. Si certains parmi les dirigeants ne s’en préoccupent point, l’homme de la rue, lui, le comprend et le sent. Discuter en ce moment sur le sexe des anges lui semble vain, et même ridicule. En revanche, la proposition française — qui est de faire l’Europe à partir de charbon et d’acier — lui a paru enfin quelque chose de solide et de concret.

2° En second lieu, l’homme de la rue ne voit plus très bien où il en est ni où on veut le mener. L’été dernier, le président de la République des États-Unis lui a dit que la guerre froide était définitivement gagnée. Tout récemment, il a pu lire une déclaration non moins autorisée, venant d’outre- Atlantique, spécifiant que cette guerre était probablement perdue. Où est la vérité ?

L’homme de la rue voudrait savoir ce qu’est cette « diplomatie totale » dont M. Acheson parle beaucoup depuis quelque temps. Lorsqu’il cherche à en pénétrer la raison profonde, il craint que cela signifie plus de diplomatie du tout. Le grand problème est-il de gagner une guerre considérée comme inéluctable, ou, au contraire, d’éviter la guerre? L’homme de la rue craint de ne pas être sur ce point d’accord avec son vis-à-vis de l’autre côté de l’Atlantique.

Il ne comprend pas très bien ce que serait cette guerre dont on parle : une croisade pour détruire une doctrine dont les tenants sont à Moscou, ou une résistance désespérés contre un impérialisme totalitaire qui menacerait sa liberté? Il n’a aucune envie de participer à une croisade.

Il ne voit pas non plus quel est le rôle réservé à l’Europe occidentale dans l’affaire. Est-elle un partenaire, une associée, ou une mineure en tutelle? Lui demande-t-on son avis ? A-t-elle son mot à dire ?

Le grand mérite de la proposition française du 9 mai est d’être une tentative de clarification. L’homme de la rue a nettement compris qu’elle était avant tout un effort vers la paix, vers une paix due à l’existence d’une Europe construite autour de la France et de l’Allemagne enfin d’accord, d’une Europe consciente de sa force qui n’irait que là où elle veut aller et ne serait sous la tutelle de personne.

Dernier point à signaler enfin, sans fausse honte, le plan Schuman a produit l’effet indiqué parce que c’était un plan français. Nous avons eu des semeuses sur nos timbres-postes. Ce n’est pas un symbole gratuit. Depuis la Libération, le monde entier attend que la France reprenne ce rôle de semeuse qui a toujours été le sien.

Le plan Schuman nous replace dans notre ligne traditionnelle, il fait partie de ce qu’on appelle la « mission du peuple français », qui est de suggérer de grandes directives d’intérêt universel. Le monde entier a été heureux de retrouver la France. Elle lui manquait.

Voilà quelles peuvent être les premières raisons de l’effet produit par la proposition française du 9 mai.

Voyons la question plus en détail. Pourquoi l’homme de la rue en Europe craint-il à ce point la guerre ? Le pacte de l’Atlantique, celui de Bruxelles ne sont-ils pas là pour le rassurer ?

Si l’homme de la rue a compris que, s’il y avait un conflit, l’Europe occidentale en ferait les frais, que ce conflit marquerait la ruine de l’Europe et sa fin à lui, en particulier sa destruction physique, sa réaction devant le plan Schuman a été celle de quiconque, très inquiet pour ses biens et sa vie, aperçoit une chance de salut. Si certains hommes d’État, hélas trop nombreux! n’ont pas encore admis que le système des pactes ne constitue actuellement pour l’Europe qu’une défense imaginaire, l’homme de la rue, lui, l’a très bien saisi.

Rappelons brièvement les origines de ce système. Psychologiquement que s’est-il passé ?

Dès que les Européens se réveillèrent de l’immédiate après-guerre, ils s’aperçurent avec inquiétude qu’à leur porte était campée une armée immense de près de 200 divisions, que cette armée pourrait, si elle 1« voulait, arriver facilement jusqu’à l’Atlantique et aux Pyrénées en quelques jours, voire en quelques heures.

Leur première préoccupation fut de se grouper pour se défendre, réaction instinctive contre un danger possible. De là naquit le Pacte de Bruxelles, signé le 17 mars 1948, lequel réunit la France, la Grande-Bretagne et les trois pays du Benelux. Mais, lorsque les Cinq de Bruxelles se réunirent et qu’ils firent la somme de leurs forces, ils s’aperçurent que cette addition de zéros donnait un zéro. Ils se tournèrent alors automatiquement vers la grande puissance de l’autre rive de l’Atlantique qui était venue les délivrer et ils lui demandèrent ce qu’elle pouvait faire.

Le problème de la défense de l’Europe se posait (et se pose encore) à court et à long terme. A court terme : l’Europe, incapable d’assurer sa propre sécurité, comptait sur les États-Unis et uniquement sur eux. A long terme : elle avait elle-même des possibilités à condition d’être aidée par les États-Unis.

Ce que souhaitaient les Européens c’était, pour la défense à court terme, une déclaration analogue à celle du président Monroe, aux termes de laquelle les États-Unis auraient considéré « comme un geste inamical toute tentative de la part de l’U.R.S.S. de s’étendre au delà de sa zone d’influence, et toute ingérence directe ou indirecte dans le gouvernement des États situés en dehors de cette zone d’influence. »

Ils pensaient que la menace de l’emploi de la bombe atomique suffirait à empêcher toute tentative agressive de la part de l’U.R.S.S.

A long terme — cinq à dix ans — ils espéraient que, grâce à des accords bilatéraux, à des ouvertures de crédit, à la remise sur pied de leurs propres industries, ils pourraient réaliser eux-mêmes un réarmement suffisant pour être de nouveau capables de se défendre sans aide extérieure dans un délai d’environ cinq années.

Autrement dit, la défense de l’Europe devait, dans l’esprit des Européens, s’organiser
« sous l’ombrelle atomique » grâce aux États-Unis.

Le pacte de l’Atlantique, signé le 4 avril 1949, est allé à la fois beaucoup moins loin et beaucoup plus loin qu’il n’était souhaité par les Européens. D’abord, il ne prévoit pas l’entrée en guerre automatique des États-Unis, au cas où la Russie soviétique tenterait de pousser ses avantages, soit sur le terrain, soit par des coups d’État intérieurs. Le pacte laisse aux États- Unis la faculté de prendre des mesures autres que militaires.

De plus, le pacte prévoit l’aide mutuelle, c’est-à-dire joue pour les pays européens, au cas où les États-Unis seraient attaqués. Sont considérées comme actes d’agression des destructions d’aéronefs ou de navires, non seulement de guerre, mais aussi de commerce, non seulement dans l’océan Atlantique, mais aussi dans le Pacifique.

Les pays européens étant placés, au moins pour quelques années, en état de subordination vis-à-vis des États-Unis, dépendant d’eux pour leur économie intérieure et l’équilibre de leur budget, se trouvent ainsi pratiquement obligés d’intervenir si les États-Unis entrent en guerre pour une raison quelconque — même si cette guerre résulte d’une provocation ou d’une agression des États-Unis à l’endroit de l’U.R.S.S., même s’il s’agit d’une question intéressant exclusivement les États-Unis.

En second lieu, le pacte ne parle pas de l’Allemagne. Il est cependant destiné à organiser la défense de l’Europe occidentale. Comment peut-on songer à mettre sérieusement sur pied cette défense si l’on passe sous silence le rôle que l’on entend faire jouer ou ne pas faire jouer à l’Allemagne ? Pratiquement le pacte suppose le réarmement de l’Allemagne qui y est inclus, a-t-on dit avec raison, comme le germe dans l’œuf. Bien des pays de l’Europe occidentale craignent ce réarmement.

En troisième lieu, le sens donné au pacte dès l’origine n’a pas été le même sur cette rive de l’Atlantique et sur l’autre. Nous l’avons considéré ici comme une protection assurée à l’Europe par les États-Unis. Aux États-Unis, à l’inverse, on y a vu l’organisation de l’Europe en bastion avancé de la défense des États-Unis. « Nous achetons de la sécurité avec des dollars », écrivait le New York Times à l’époque de la signature. Le rôle réservé à l’Europe occidentale dans le dispositif militaire, imaginé par beaucoup d’Américains en fonction du pacte, est, comme l’a explicitement écrit la revue U.S. News, celui d’un
« amortisseur », destiné à encaisser le premier choc ennemi, à freiner l’avance de l’adversaire pendant quelques jours, afin de permettre à ceux qui sont de l’autre côté de l’Atlantique de rassembler leurs moyens et de se préparer.

Ces moyens sont essentiellement des moyens aériens et maritimes, des moyens mécaniques. Les États-Unis fournissent le matériel, l’Europe occidentale les hommes. Tout récemment encore, le général Clay déclarait : « La France et les pays du Benelux devraient s’entendre avec l’Allemagne, car l’Allemagne n’est pas comprise dans le pacte Atlantique, pour organiser des forces terrestres, en laissant à la Grande-Bretagne et aux États-Unis le soin de la défense aérienne et navale. »

Cela ne serait pas très grave malgré tout si, comme l’ont cru les Américains et beaucoup d’entre nous avec eux, les États-Unis possédaient réellement le moyen de gagner définitivement une guerre en quelques jours ou en quelques semaines, grâce aux bombes atomiques. Peut-être cela a-t-il été vrai un certain temps. Cela ne l’est plus depuis l’explosion atomique réalisée en juillet 1949 sur le territoire de l’U.R.S.S. Les États-Unis n’ont plus le monopole des armes atomiques, et l’Europe occidentale n’a aucun moyen d’empêcher le survol de son territoire par des bombardiers atomiques soviétiques.

Enfin, pour être efficace à terme, le pacte Atlantique devait être assorti d’accords bilatéraux assurant le réarmement progressif des pays européens. On sait ce qu’il en est. Le plan d’aide militaire a bien été voté par le Congrès, des promesses ont bien été faites et des engagements signés, mais les envois d’armes se révèlent jusqu’à présent insignifiants, pour la raison très simple que les États-Unis ne possèdent pas ou plus les stocks nécessaires et qu’ils ont arrêté leur fabrication. Plus d’un an après la signature du pacte, l’Europe occidentale en est au même point, c’est-à-dire à zéro, quant à l’organisation de sa sécurité, avec cette circonstance aggravante qu’elle se trouve maintenant exposée à la destruction atomique.

Ainsi, ni à court ni à long terme, le pacte Atlantique n’assure la défense de l’Europe et ne paraît devoir l’assurer.

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II y a autre chose encore, et sans doute est-ce le plus grave. Le pacte Atlantique attire la guerre. Il l’attire des deux côtés : du côté U.R.S.S., parce que les Russes lui attribuent un caractère agressif, à tort sans doute, mais c’est ainsi ; et, en l’occurrence, l’opinion des Russes compte ; du côté États-Unis, parce qu’un certain nombre d’Américains, peu au courant des affaires européennes et internationales, persuadés de la puissance militaire américaine et considérant l’Europe occidentale, du fait de l’existence du pacte, comme une base de départ contre les Russes, se trouvent incités à déclencher une guerre qu’autrement ils hésiteraient à engager.

Il y a là un point extrêmement important, et qu’il faut souligner. Pour nous autres, Européens, la guerre est une aventure ancienne. Nous en avons connu les gloires comme les amertumes. Nous avons gagné des guerres et nous en avons perdu. Les deux guerres mondiales victorieuses se sont soldées, pour nous, par un total de 3 millions de morts sur une population de 40 millions d’habitants et par des ruines sans précédent. Pour les États-Unis, par 400 000 morts sur une population de 140 millions d’habitants et des enrichissements sans précédent. La dernière crise économique, celle de 1929 et 1932 — la grande dépression, — a laissé aux États-Unis des souvenirs autrement pénibles que les deux guerres mondiales, périodes de bénéfices faciles, génératrices d’une activité économique accrue, d’une ascension de la puissance américaine. Les États-Unis et les pays de l’Europe occidentale ne voient pas la guerre sous le même angle. […]

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