Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Myriam Benraad propose une analyse de l’ouvrage de Haroro J. Ingram, Craig Whiteside et Charlie Winter
, The ISIS Reader: Milestone Texts of the Islamic State Movement (Hurst, 2020, 328 pages).

Signé par trois auteurs reconnus dans leurs domaines, cet ouvrage se veut une étude pionnière sur l’État islamique, à travers l’analyse des « mots » employés par ses membres. Basé sur la mobilisation critique d’un vaste échantillon de textes, documents, discours et vidéos (traduits de l’arabe ou directement adressés à des publics anglophones), il a pour ambition d’évaluer dans quelle mesure le langage en lui-même a structuré toute l’évolution de cette mouvance, appréhendée par phases, de la fin des années 1990 jusqu’à la période la plus récente. L’objectif est d’offrir au lecteur clarté et nuances quant aux transformations historiques et stratégiques de ce groupe, par un recours méthodologique aux sources primaires et leur exploitation systématique, exercice qui a souvent fait défaut par le passé.

Les trois premières parties de l’étude s’attachent à resituer la trajectoire du mouvement en insistant sur le fait que celui-ci, contrairement à une idée courante, n’a pas émergé en 2014 mais voici déjà près de deux décennies. Il fut en effet pensé à l’origine par le Jordanien Abou Moussab Al-Zarqawi, qui a laissé sur le groupe et ses chefs une empreinte profonde bien après sa mort en 2006. Tout d’abord à la tête d’une faction restreinte de combattants dans les marges du Kurdistan irakien, Zarqawi profite de l’invasion militaire américaine de 2003 en Irak pour étendre peu à peu son aura, et s’imposer dans les rangs de l’insurrection sunnite qui fait alors rage dans le pays. Revendiquant de multiples attaques sanglantes contre les forces étrangères, plusieurs représentants de la communauté internationale, et les nouvelles autorités politiques à dominante confessionnelle chiite, le mentor djihadiste a très tôt pour visée d’établir un « État » révolutionnaire d’obédience salafiste, reposant sur la « méthode prophétique ». L’assaut armé donné sur la ville de Mossoul en juin 2014, puis la proclamation, par son second successeur Abou Bakr Al-Baghdadi, d’un « califat » viendront donner corps à ce projet.

En matière de choix et d’efforts de rassemblement des sources, on reconnaîtra aux auteurs d’avoir réalisé un travail méticuleux et exhaustif, de la fondation de l’« État islamique d’Irak » à l’automne 2006 à la fin de sa matérialisation territoriale en 2018. Après une mise en exergue utile de ses structures internes, telles que les djihadistes les conçoivent, un dernier chapitre décrit les circonstances du déclin qu’illustrent, par exemple, l’ultime déclaration du porte-parole syrien Abou Mohammed Al-Adnani, vétéran des premières heures, et les derniers discours d’Al-Baghdadi, éliminé lors d’une opération américaine en octobre 2019. Chaque revers militaire y est dépeint comme une temporalité passagère, une « épreuve » sur le chemin du djihad appelant à s’armer de patience jusqu’à la « purification » finale et la reviviscence d’un État.

D’un chapitre à l’autre, chaque source convoquée est retranscrite autour d’extraits représentatifs, puis commentée selon une approche thématique. Dans l’ensemble, la lecture est fluide et plaisante, et l’ouvrage constitue un apport scientifique original et convaincant pour quiconque entend saisir le défi djihadiste dans le temps long.

Myriam Benraad

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