Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2024 de Politique étrangère (n° 2/2024). Anthony Guyon propose une analyse de l’ouvrage de Steve Coll, The Achilles Trap: Saddam Hussein, the C.I.A., and the Origins of America’s Invasion of Iraq (Allen Lane, 2024, 576 pages).

Pourquoi, en 2003, Saddam Hussein ne déclare-t‑il pas clairement l’absence d’armes de destruction massive, dont la majorité ont été détruites au cours des années 1990 ? Steve Coll tente de résoudre cette énigme, souvent abordée du seul point de vue américain, en s’appuyant notamment sur des sources irakiennes, dont les enregistrements de ses conversations privées, saisis par les forces américaines en 2003.

Pour comprendre les relations entre le dirigeant irakien et Washington, il faut remonter à 1979, puis se plonger dans les programmes d’armes nucléaires, chimiques et biologiques. Durant la guerre Iran-Irak, si l’administration Reagan choisit le camp de Saddam, elle n’en fournit pas moins aux Iraniens des renseignements, puis des armes pour financer les Contras au Nicaragua. Sur le terrain, la guerre reste associée au recours massif aux armes chimiques, emploi qui atteint son acmé avec l’attaque d’Halabja et ses 3 à 5 000 morts en mars 1988. Mais c’est l’invasion du Koweït que Coll érige en tournant catastrophique. Dès juillet 1990, Saddam ne cache plus ses plans d’invasion et interprète le silence de la CIA comme une neutralité implicite, d’autant qu’en cas de victoire les Américains bénéficieraient d’un pétrole à un coût peu élevé. À compter de la première guerre du Golfe, Bush, Clinton puis Bush Jr. demandent tour à tour des plans de renversement du dictateur, dont l’opération Piège d’Achille.

Les années 1990 reposent, pour leur part, sur trois éléments, au premier rang desquels la stricte surveillance, et donc la destruction, des armes non conventionnelles, même si les Irakiens s’avèrent incapables d’en présenter un état des lieux précis. Sur le plan intérieur, Saddam continue de contrôler les cadres du parti Baas par des purges et des récompenses. L’élimination de son gendre Hussein Kamel – qui avait fui en Jordanie et souhaitait le renverser –, les menaces israéliennes, les ambiguïtés de la diplomatie américaine accentuent sa paranoïa, puis la répression interne. Enfin, les décisions de Saddam et les sanctions internationales ont des conséquences dramatiques pour son peuple, comme les cas de choléra qui passent de 0 à 1 344 cas pour 100 000 habitants entre 1989 et 1994…

Les années 2001-2003 radicalisent la vision manichéenne de l’administration Bush : Saddam Hussein, qui ne montre aucune compassion après les attentats du 11 Septembre, est rangé dans l’« axe du mal » avec le voisin iranien. Quand George Tenet, directeur de la CIA, élabore la riposte contre Al-Qaïda et l’Afghanistan, le sous-secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz lui demande d’élargir ses plans à l’Irak. C’est ce moment qui est au cœur de l’ouvrage car, pour Saddam, qui surévalue probablement les capacités de la CIA, les Américains sont parfaitement informés de l’état des différents programmes et donc de l’absence d’armes de destruction massive. Renforcée par le soutien de l’opinion, l’administration Bush s’enfonce dans une série de mensonges culminant avec l’exposé ubuesque de Colin Powell au Conseil de sécurité. Bien que Hans Blix et Mohamed El-Baradei ne trouvent aucune preuve de présence des armes, l’invasion est désormais irréversible.

Fort de nouvelles archives, Steve Coll retrace les relations complexes et ambiguës entre les États-Unis et Saddam Hussein. À la veille de sa chute, ce dernier commande le livre d’Hô Chi Minh sur les tactiques de guérilla, prélude d’une nouvelle période tragique pour le peuple irakien.

Anthony Guyon

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