Lauric Henneton, docteur en civilisation anglo-américaine, est maître de conférences à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a écrit l’article « Les institutions américaines et l’hypothèse ‘Trump 2’ : la tentation autoritaire » dans le n° 2/2024 de Politique étrangère. Il répond ici en exclusivité à 3 questions pour politique-etrangere.com.

1. Fin mai, Donald Trump a été condamné par un tribunal à New York. Comment les déboires judiciaires de l’ancien président pèsent-ils sur la campagne électorale ?

Étonnamment peu, en réalité. Je m’abstiens de répondre « pas du tout », car les derniers sondages semblent suggérer un léger frémissement en faveur de Joe Biden, mais c’est relativement léger et peut-être simplement temporaire. Le dernier épisode en date – la condamnation – s’inscrit dans un contexte déjà long : Donald Trump a fait l’objet de pas moins de quatre inculpations depuis le printemps 2023, et les différentes affaires dans lesquelles il est mis en cause ont fait l’objet d’une couverture médiatique intense. On peut donc estimer que même sans procès, cette mauvaise publicité aurait pu lui être fatale. Généralement, une simple accusation d’adultère suffit à faire dérailler une campagne électorale, que ce soit à l’échelle locale ou nationale. Pas avec Trump.

Et force est de constater qu’il bénéficie dans au moins dans une part importante de l’opinion d’une immunité de fait, car la série d’inculpations dont il était question plus haut s’inscrivait déjà dans le sillage de polémiques qui auraient pu, ou dû, rationnellement, mettre un terme définitif à ses aspirations électorales. Dès la campagne 2016, il avait été rendu public qu’il se vantait d’attraper les femmes par l’entrejambe et sa fidélité conjugale était déjà sujette à caution. Qu’il survive, politiquement, à ces situations, notamment avec l’appui décisif des évangéliques et des catholiques conservateurs, n’a pas manqué d’étonner.

Mais c’est l’émeute du 6 janvier 2021 et ses manigances pour se maintenir au pouvoir en dépit des faits, puisqu’aucun des tribunaux saisis par ses avocats ne lui avait donné raison, qui auraient dû être le dernier clou dans le cercueil de ses ambitions électorales. Il aurait dû être durablement disqualifié et l’affaire recèle une dimension essentielle : le rapport de l’opinion au temps. Au lendemain du 6 janvier et pendant plusieurs semaines, les sondés comme un certain nombre d’élus républicains semblaient avoir lâché Trump : il avait franchi une ligne rouge (encore), la ligne rouge de trop. Et puis petit à petit, on a pu voir les cadres républicains se ranger à nouveau derrière Trump et remettre en question la légitimité de l’élection de Joe Biden, de même que l’opinion républicaine, et une partie des indépendants, semblaient revenir sur leur verdict à l’encontre de Trump. C’est ainsi que la tache du 6 janvier s’est effacée.

Après cette séquence, amplifiée après les élections de mi-mandat de 2022 et le retour improbable de Trump face à un Ron DeSantis un temps pressenti comme l’avenir d’une sorte de « trumpisme sans Trump », on pouvait douter qu’aucune turpitude judiciaire n’aurait d’impact sur une opinion prête à passer l’éponge sur le 6 janvier. Évidemment, une autre partie de l’opinion a toujours considéré Trump comme une option absolument inacceptable, et toutes ces péripéties ne font que confirmer leur certitude. Car c’est bien ce dont on parle : deux grands blocs qui se font face, bien ancrés dans leurs certitudes. Mais cela ne veut pas dire que l’immunité dont jouit Trump est une nouvelle normalité pour les Républicains, je pense au contraire que c’est un phénomène limité à Trump. DeSantis n’a pas eu besoin de scandale pour voir ses ambitions nationales voler en éclat, par exemple.

2. Au début de l’année 2024, Donald Trump a déclaré qu’il serait « dictateur pour un jour ». Faut-il craindre une dérive autoritaire aux États-Unis en cas de retour au pouvoir de l’ancien président ?

Je ne sais pas s’il faut attendre une réelle dérive autoritaire, mais il est certain que Trump est mû par un puissant désir de revanche et que l’on peut déjà compter avec une tentation de dérive autoritaire, assez assumée. Si bien que tant l’administration Biden que le Congrès, pourtant divisé entre les deux grands partis, prennent des dispositions pour tenter de prévenir certaines actions annoncées par Trump, comme le remplacement de fonctionnaires considérés comme idéologiquement réfractaires aux politiques trumpistes. En d’autres termes, des limogeages strictement idéologiques. Ce qui pose la question du degré d’obéissance que l’on peut attendre d’une administration.

On connaît déjà une partie des ambitions de la mouvance trumpiste grâce au « Project 2025 », même si la campagne Trump s’en dissocie, au moins de façon cosmétique. On peut s’attendre à ce qu’une administration Trump 2 soit mieux préparée à l’exercice que l’administration Trump 1. Il y a eu un effort de recrutement de cadres, jeunes et moins jeunes, idéologiquement alignés sur l’agenda trumpiste, et on peut donc s’attendre d’une part à davantage de zèle et d’autre part à davantage d’anticipation de ce qui pourrait faire échouer ces politiques. On sait également qu’un des grands problèmes de l’administration Trump 1 a été la forte instabilité de son personnel : la ronde des ministres et des conseillers n’a pas été propice à l’avancement du trumpisme. L’autre écueil, bien sûr, est celui qui échappe à l’administration, à savoir les contre-pouvoirs tels que conçus par les Pères fondateurs, qui avaient anticipé l’irruption d’un démagogue, mais pas l’émergence des partis, et notamment de la loyauté partisane sans faille envers Trump, qui neutralise une partie de ces contre-pouvoirs.

3. Quels sont les principaux contre-pouvoirs qui pourraient permettre d’empêcher une dérive « illibérale » aux États-Unis ?

Dans l’esprit des Pères fondateurs, ce sont les deux autres sommets du triangle institutionnel : le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Ce dernier n’avait pas fait l’objet d’une réflexion aussi aboutie que le législatif, et la Cour suprême a défini ses prérogatives à mesure qu’elle avançait. Notamment ce qu’on appelle « judicial review », par lequel elle se prononce sur la constitutionnalité des lois, mais elle peut aussi être amenée à se prononcer sur celle des décrets présidentiels. Et en dessous de la Cour suprême, les tribunaux fédéraux ont invalidé certains décrets de Donald Trump, notamment ceux relatifs à l’immigration, le « Travel Ban », en mars puis en octobre 2017. On peut donc aisément imaginer des actions locales, car on l’a déjà vu. Mais avec une Cour suprême largement conservatrice, on peut se demander si elle est totalement indépendante, comme dans l’esprit des Pères fondateurs, ou si elle est mue par une forme de solidarité sinon partisane, au moins idéologique, qu’ils n’avaient pas envisagée.

Même chose pour le Congrès : dans l’esprit des fondateurs, l’exécutif (en réalité le président : ils n’avaient pas imaginé la dimension pachydermique et tentaculaire de l’administration fédérale et ses innombrables agences) et le législatif sont deux pôles distincts, chacun étant très jaloux de ses prérogatives. Or, les deux impeachments dont Donald Trump a fait l’objet en 2019 et 2021 ont montré que les Républicains au Sénat n’agissent pas tant comme sénateurs (donc comme contre-pouvoir) mais comme Républicains, alignés sur les intérêts de Trump, car leurs électeurs sont les mêmes. Donc le Congrès est en partie neutralisé par ses propres membres. Mais l’administration Trump 1 nous a également montré qu’une Chambre des représentants aux mains des Démocrates, comme ce fut le cas de 2019 à 2021, peut bloquer l’attribution de budgets pour, par exemple, l’érection d’un mur à la frontière avec le Mexique.

Et face à un Congrès hostile ou divisé, un président isolé peut gouverner par décret (soumis à l’invalidation par les tribunaux) et par le biais des agences fédérales et de leur pouvoir normatif. Ou dans le cas des Républicains, en abolissant certaines normes, notamment environnementales, estimées contraires aux intérêts économiques du pays. Mais peut-on parler de gouvernement illibéral dans ce cas ? Pas vraiment. Il ne faut pas confondre ce qui relève d’une forme de dictature et ce qui n’est qu’une politique avec laquelle on n’est pas d’accord. De même, le Président jouit d’une forte latitude en matière de politique étrangère, et notamment de diplomatie économique. Chez Trump, on pense surtout à la rivalité avec la Chine et l’instauration de barrières douanières stratosphériques. Là encore, il ne s’agit pas de gouvernement illibéral, puisque Joe Biden peut faire la même chose – et ne s’en prive pas.

Le plus inquiétant est à un échelon inférieur, local : le refus de certains responsables dans les États et les comtés d’accepter le résultat d’un scrutin quand il ne leur convient pas. La méfiance envers les institutions et le politique n’est pas nouvelle, mais l’héritage le plus problématique des années Trump, au pouvoir et en dehors, aura été cette désinhibition du rejet de la défaite, y compris par la violence. C’est là la principale fragilisation de la démocratie américaine.

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