Mois : mai 2011

[Articles récents] La diplomatie d’Obama à l’épreuve du Web 2.0 (J. Nocetti)

Article issu de Politique Etrangère volume 76, n°1, paru le 21 mars 2011, rédigé par Julien Nocetti, chercheur associé à l’Ifri depuis septembre 2009, où il travaille sur la politique de la Russie au Moyen-Orient et la gouvernance de l’Internet. Il a publié en avril 2011 « e-Kremlin » : pouvoir et Internet en Russie.

 

 

L’Administration Obama entend restaurer l’image internationale des États-Unis. Elle utilise pour ce faire, au service de ses démonstrations diplomatiques, toutes les potentialités des nouveaux médias, tout en développant un discours liant le Web à la promotion de la démocratie. Le bilan de ces choix peut paraître mitigé : Internet joue sans nul doute un rôle politique croissant mais les régimes autoritaires peuvent eux aussi s’adapter à la nouvelle réalité numérique.

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L’Administration Obama est arrivée au pouvoir avec un sens aigu du potentiel des « nouveaux médias » et des outils du Web 2.0. Pour cette dernière, l’ère du numérique transforme la pratique de la diplomatie. Le Web, et les réseaux sociaux tout particulièrement, sont perçus comme des outils diplomatiques à part entière. Ils sont utilisés dans le double objectif de soutenir la politique d’engagement conduite par l’exécutif américain et d’accompagner la démocratisation de pays avec lesquels Washington entretient des relations complexes.

En effet, dans un contexte de montée en puissance de la société civile, de mondialisation de l’opinion et d’essor sans précédent des nouvelles technologies liées à Internet, l’Administration Obama entend redonner à la « marque États-Unis » le pouvoir d’attraction perdu avec l’aventurisme de l’Administration Bush. Dans le même temps, les décideurs américains ont développé une approche qui fait du Web une technologie s’accordant avec les normes et valeurs que cherchent à promouvoir les États-Unis dans le monde. La liberté d’Internet est ainsi l’un des axes majeurs de la politique extérieure de l’Administration Obama.

 

COMMUNIQUER : VERS UNE DIPLOMATIE PUBLIQUE 2.0

Créer les réseaux appropriés pour exercer une influence sur les débats et décisions de politique étrangère est désormais vital. Les nouvelles technologies de l’Internet constituent, à cet effet, une opportunité nouvelle et démultiplicatrice.

Réactualiser la diplomatie publique des États-Unis

Les initiatives de l’Administration Obama se fondent sur plusieurs constats : l’image désastreuse des États-Unis, en particulier dans le monde arabo-musulman, la montée en puissance de la société civile, la mondialisation de l’opinion et l’essor sans précédent des nouvelles technologies liées à Internet. S’ajoute à ces facteurs le fait que le modèle de diplomatie publique classique est dépassé face à l’explosion des moyens de communication.

Impact sur les opinions publiques étrangères

L’arrivée de B. Obama à la Maison-Blanche s’est accompagnée d’une volonté d’accroître la crédibilité et l’autorité morale des États-Unis aux yeux des populations étrangères. Reconquérir les populations ne signifie pas seulement être populaire, même si cela peut aider à atteindre des objectifs de politique étrangère ou à enrayer une opposition active. Le but consiste bien à être plus influent, et donc plus efficace, à moindre coût. L’expansion des technologies de l’information et de la communication a renforcé la visibilité des opinions publiques. Les nouveaux médias et technologies informatiques, comme les réseaux sociaux et les téléphones portables avec accès à Internet, ont transformé les dynamiques de communication et d’interaction à travers le globe et ont ouvert de nouvelles opportunités d’influence et d’action à l’échelle mondiale (H.C. Dale, Public Diplomacy 2.0: Where the US Government Meets “New Media”, Washington DC, The Heritage Foundation, 2009).

Les technologies numériques ont ainsi des répercussions sur la manière dont les populations peuvent être impliquées dans les débats : Internet est un outil de diffusion de l’information d’une portée nouvelle, en même temps qu’il permet à un nombre croissant d’individus de se faire une opinion sur des événements et des problématiques indépendants de la politique des États. Internet facilite donc le débat politique (i.e. communiquer des idées en vue d’influencer une politique) à un degré lui aussi inédit, d’autant que les acteurs non étatiques se veulent plus influents en matière de politique étrangère.

Priorité au monde arabo-musulman

L’un des premiers défis de l’Administration Obama a été de restructurer les relations avec le monde arabo-musulman, grandement détériorées depuis les échecs stratégiques de Washington en Irak et en Afghanistan, et du fait de son incapacité à résoudre le conflit israélo-palestinien et à satisfaire la « rue arabe » (K. Lord, M. Lynch, America’s Extended Hand: Assessing the Obama Administration’s Global Engagement Strategy, Washington DC, Center for a New American Security, 2010). Le nouvel effort s’appuie sur le constat que les relations des États-Unis avec 1,4 milliard de musulmans de la planète ne peuvent plus être définies sous le seul prisme de la lutte antiterroriste. Le nouveau président souhaitait ainsi signaler une véritable rupture par rapport à l’ère Bush et redéfinir ses relations avec une nouvelle génération de jeunes musulmans. À cet égard, son discours du Caire en juin 2009, qui a suscité l’attention de la communauté internationale, annonçait symboliquement une nouvelle diplomatie publique américaine. L’ensemble des grandes agences gouvernementales ont contribué à son élaboration puis à sa diffusion : Conseil de sécurité national, et surtout département de Planification politique du Département d’État. Des consultants ont livré leur point de vue ; et l’effet sur les attitudes et les opinions dans les pays ciblés a soigneusement été évalué à l’avance. Le discours a été diffusé en 13 langues par les sites de réseaux sociaux (Facebook, Twitter, MySpace, YouTube), ainsi que les podcasts (en raison des restrictions du Smith-Mundt Act de 1948 qui interdit la propagande vers les citoyens américains et à l’instar de tous les produits de la diplomatie publique américaine, cette initiative du Département d’Etat s’est exclusivement adressée aux audiences étrangères). La Maison-Blanche a également lancé une discussion internationale sur Facebook qui a rassemblé plus de 20 millions d’internautes du monde arabe et reçu en réponse des textos postés sur le portail officiel America.gov en arabe, persan, ourdou et anglais.

Smart power et « connectivité »

Les initiatives de l’Administration Obama en matière de diplomatie publique s’appuient sur un corpus élaboré au cours du second mandat de G. W. Bush. À cet égard, les think tanks réputés proches du Parti républicain ont massivement contribué au débat sur l’interaction entre Web et diplomatie publique (en 2010, la New America Foundation a organisé plusieurs manifestations sur le sujet. Citons « Does the Internet Favor Dictators or Dissenters? », Washington, 21 mai 2010 ; « Decoding Digital Activism », Washington, 15 juillet 2010. Les centres de recherche des grandes universités sont eux-aussi très présents dans le débat, citons le Berkman Center for Internet & Society (Harvard), l’Institute for Public Affairs and Global Communication (George Washington University), ou le Miller Center of Public Affairs (University of Virginia).

Très clairement, le « tournant » technologique adopté par la diplomatie américaine trouve une partie de ses racines dans le concept de smart power médiatisé par Hillary Clinton lors de son discours d’investiture devant la commission des Affaires étrangères du Sénat, en janvier 2009. Il s’agit pour les États-Unis de combiner un hard power lié à leur prédominance économique et militaire au soft power que leur confèrent une image améliorée, la séduction de leur prospérité et de leur mode de vie, le succès de leurs produits culturels, leurs valeurs universelles et une approche plus multilatérale des relations internationales, le tout étant véhiculé par les nouveaux outils technologiques. H. Clinton ne faisait là pourtant que reprendre un concept analysé et promu par les auteurs du rapport de la commission du Center for Strategic and International Studies (CSIS) sur le smart power. Après sa nomination au poste de sous-secrétaire d’État à la Diplomatie et aux Affaires publiques, Judith A. McHale, ancienne présidente-directrice générale de Discovery Communications, mettait clairement l’accent, devant le Sénat en mai 2009, sur l’effet potentiel des avancées en matière de communication sur la diplomatie publique américaine (J. McHale, « Senate Foreign Relations Committee Confirmation Hearing », 13 mai 2009).

Au-delà de cette attention au smart power dans la doctrine de politique étrangère, le concept de connectivité structure également le rapport de l’Administration Obama à sa diplomatie publique. Ce concept est l’œuvre d’Anne-Marie Slaughter, directeur de la Planification politique (et co-responsable de la Quadrennial Diplomacy and Development Review, sensiblement équivalente au Livre blanc sur la politique étrangère française) au Département d’État. Selon elle, la connectivité, autrement dit la faculté d’agir en réseaux, constituera la mesure de la puissance au XXIe siècle (A.-M. Slaughter, « America’s Edge: Power in the Networked Century », Foreign Affairs, vol. 88, n° 1, 2009). L’État disposant du plus grand nombre de connexions sera l’acteur central, à même d’imposer l’agenda international et de susciter une innovation et une croissance durables. En se positionnant comme la nation la plus connectée, comme un hub informationnel et idéologique, les États-Unis tentent donc de concevoir une diplomatie adaptée à l’ère de la mondialisation des réseaux et du Web.

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[Revue des livres] Il n’y aura pas d’Etat palestinien (Z. Clot, 2010)

Article issu de Politique etrangère, volume 76, n° 1, paru le 21 mars 2011, portant sur l’ouvrage Il n’y aura pas d’État palestinien. Journal d’un négociateur en Palestine, de Ziyad Clot (Paris, Max Milo, 2010, 288 pages). L’article qui suit a été rédigé par Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Ifri.

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Au-delà d’un titre en apparence provocateur, cet ouvrage a un double mérite : celui d’être un témoignage et aussi une réflexion originale sur les perspectives de paix entre Israël et les Palestiniens. Français d’ascendance palestinienne par sa mère, Ziyad Clot vient pour la première fois, à l’âge de 30 ans, à la recherche de ses racines en Israël et dans les territoires palestiniens. À Ramallah, il devient, à sa demande, conseiller juridique chargé du dossier des réfugiés, dans l’équipe de négociation – la Negociations Support Unit (NSU) – placée auprès de Saeb Erekat, négociateur en chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

C’est là le témoignage de quelqu’un qui découvre une réalité qu’il ne connaissait que de l’extérieur : Haïfa et les traces de son passé familial, les contrôles renforcés à l’aéroport lorsqu’on a un prénom à consonance arabe, les check points qui quadrillent la Cisjordanie, mais aussi la chaleur des contacts humains, y compris entre Arabes et juifs. C’est aussi un témoignage de l’intérieur sur le fonctionnement de l’équipe de négociation, avec parfois des jugements sévères sur le manque de préparation des positions avant les rencontres avec la délégation israélienne, le complexe d’infériorité des négociateurs palestiniens, leur désarroi, le manque de coordination entre responsables, leur tropisme américain, accentué depuis la disparition de Yasser Arafat. À cet égard, quelques pages révélatrices méritent d’être lues sur la façon dont S. Erekat, de peur de déplaire à ses interlocuteurs américains, évite de s’engager dans la tentative de l’Union européenne (UE), sous présidence française, de relance du processus de paix. Z. Clot porte un jugement désabusé sur la façon dont les négociations sont menées, notamment sur la question des réfugiés qu’il suit plus spécialement. Plus généralement, il est très critique à l’égard d’un processus de paix qualifié de « spectacle », de « farce » ou d’« écran de fumée ». Il est vrai que le constat sur le suivi de la conférence d’Annapolis est accablant : sur aucun sujet – réfugiés, Jérusalem, colonies, tracé des frontières – n’apparaît le moindre rapprochement. L’arrivée de l’Administration Obama ne modifie pas la donne, même si le nouveau président, dans son discours du Caire de juin 2009, exprime une empathie réelle à l’égard de la situation des Palestiniens. Pour l’auteur, « l’approche de l’Administration Obama n’est pas fondamentalement différente de celle de George W. Bush. Ses limites sont strictement identiques : incapacité à stopper la colonisation israélienne et refus de considérer le Hamas comme un partenaire de négociation. »

Devant cette situation de blocage et la diminution progressive du territoire d’un éventuel État palestinien, l’auteur estime que la solution des deux États n’est plus possible, constat de plus en plus partagé – même si la communauté internationale, y compris officiellement Israël et l’Autorité palestinienne, estime qu’il s’agit de la seule solution possible. On peut craindre que Z. Clot n’ait raison. Dans ces conditions, quels sont les scénarios possibles ? L’auteur en voit trois : le prolongement de la situation actuelle, celle de la « gestion d’un conflit de basse intensité » accompagnée de la poursuite de la colonisation ; la perspective de l‘expulsion des Arabes, israéliens comme palestiniens, des Territoires, demandée ouvertement par certains partis ; la création d’un État binational avec reconnaissance de droits égaux entre juifs et musulmans. L’auteur estime que « la solution de l’État unique s’impose en raison, et en fait ». Il est clair qu’une telle option ne peut être que récusée par Israël qui entend s’affirmer comme État juif ; la deuxième solution est naturellement inacceptable par la communauté internationale ; quant à la première, celle du fait accompli, apparemment favorable à l’extension du contrôle israélien sur la Cisjordanie, ne risque-t-elle pas à terme de conduire Israël dans le mur ? L’État hébreu peut-il assurer sa pérennité sans résoudre la question palestinienne ? Ehoud Olmert en était conscient lorsqu’en 2007, il déclarait, en ayant à l’esprit l’évolution démographique respective des Arabes et des juifs sur l’ensemble de ce que Z. Clot nomme « Israeltine » : « Si un jour la solution des deux États doit s’effondrer, et que nous devons faire face à une lutte pour l’égalité des droits de vote comme en Afrique du Sud, alors dès que cela se produira l’État d’Israël sera terminé ». L’avenir reste incertain et tout peut arriver. L’expérience prouve, comme conclut l’auteur, que « l’Histoire […] est souvent l’objet de coups d’accélérateur renversants. Les murs tombent parfois sans prévenir. Autant s’y préparer. »

[Les grands textes] Pour la paix en Palestine (R. Montagne, 1938)

Robert Montagne, officier proche de Lyautey devenu professeur au Collège de France, a été témoin des prémices de la « Grande Révolte arabe » de 1936 – 1939 qui secoua la Palestine mandataire. Dans cet article publié dans Politique étrangère en 1938, il analyse les raisons de l’opposition fondamentale divisant les arabes – que jamais il ne nomme « Palestiniens » – aux sionistes, puis esquisse des pistes qui auraient peut-être permis d’éviter l’escalade de la violence. Un texte à relire à l’heure où les Israéliens s’apprêtent à célébrer l’anniversaire de l’indépendance de leur Etat et où les Palestiniens se préparent à commémorer la « Nakba ».

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De tous les lieux du monde, Jérusalem est sans doute celui qui parle le mieux au cœur et à l’intelligence de l’homme. Nulle part ailleurs l’esprit ne s’élève plus aisément au-dessus de l’agitation stérile des sectes, de la rivalité des religions et du conflit des nations pour participer à une sagesse dédaigneuse des modes éphémères de la pensée.

C’est qu’il suffit en effet de se placer devant le spectacle de la ville sainte pour embrasser un immense paysage d’histoire. Et dans ce cadre qu’environnent des millénaires, les luttes dans lesquelles s’épuise chaque jour notre civilisation reprennent leur échelle minuscule. Gomme du sommet d’une haute montagne d’où l’on apercevrait la source de trois grands fleuves, nous évoquons, en effet, ici, tout à là fois l’histoire d’Israël en Judée, son exil et sa dispersion parmi les nations de l’univers, le triomphe du Christianisme sur les ruines de Rome, et enfin l’expansion puissante de l’Islam sorti à son tour de ce sol d’Arabie pour conquérir l’Afrique et l’Asie. Tous ces grands événements qui ont déterminé la marche de notre civilisation ont eu leur origine sur cette terre où est né le culte du Dieu unique. Il est cependant une contradiction qui nous étonne. L’âme qui veut se recueillir à Jérusalem domine tout naturellement à la fois l’histoire et la philosophie du vieux monde, et s’élève à considérer l’humanité selon des principes éternels. Comment expliquer alors que la Palestine soit devenue depuis vingt ans une sorte de champ de bataille où se heurtent sans merci deux nationalismes hostiles, celui des Juifs et celui des Arabes ? Comment ne parvient-on pas à réprimer ces troubles marqués depuis deux ans par des attentats journaliers ? Il semble qu’une méditation plus attentive devant les spectacles à la fois tragiques et émouvants qui nous sont offerts en « terre sainte » pourrait nous aider à découvrir la solution équitable des conflits présents. Peut-on concilier en Palestine les aspirations les plus élevées et les intérêts essentiels des deux peuples que le destin de l’histoire met aux prises sur le sol consacré par les trois grandes religions de l’humanité ? Ou bien l’Europe chrétienne, qui détient encore sur cette terre la puissance, restera-t-elle incapable de faire face à des événements qui, peut-être demain, précipiteront son propre destin ? C’est à cette double question que cette étude voudrait répondre.

La nouvelle Jérusalem en 1936

Je fus témoin, en avril 1936, du début des troubles de Jérusalem qui, depuis cette date, n’ont plus cessé d’ensanglanter le pays. Dans un même cortège, Arabes chrétiens et musulmans confondus clamaient inlassablement en scandant leurs mots, comme le font les foules orientales en révolte, leur volonté de voir arrêter l’émigration en Palestine des Juifs d’Europe chassés par Hitler. J’avais hâte, en sortant de la ville, de retrouver l’atmosphère de sérénité qui enveloppait naguère les Lieux Saints. Il suffisait pour cela de franchir les remparts et de gravir la montagne des Oliviers, d’où Jésus pleura sur « la ville qui tue les Prophètes ». A peine franchi le torrent du Gédron pour arriver au couvent russe de Gethsémani, le bruit de la cité devenait imperceptible. On retrouvait, en jetant les yeux sur la ville, l’émouvant décor si chargé de souvenirs qui semblait avoir atteint au siècle dernier sa forme définitive, lorsque l’Islam et la chrétienté étaient parvenus, après un long combat, à fixer leurs positions respectives.

La mosquée de la Sokhra, construite depuis onze siècles au milieu de l’ancien parvis du Temple, affirme la prise de possession par l’Islam du rocher d’Abraham que Mahomet, mystérieusement ravi, monté sur Boraq, a visité pendant la nuit de l’Isra. Tel était le sanctuaire avant les Croisades, tel il est aujourd’hui. A peine le réformisme musulman de notre temps, plus préoccupé de politique que de méditation et de science, jette-t-il au bord de l’immense place dallée l’ombre courte du collège secondaire, élevé par le Grand Muphti. Au delà de l’esplanade s’élèvent les tours des églises de toutes les sectes et de toutes les nations, dont les cloches sonnent à leur tour, comme pour affirmer l’une après l’autre les droits précis qu’elles ont acquis sur quelque portion définie des sanctuaires. C’est l’heure à laquelle, le samedi, les vieux Juifs pieux, en caftan et chapeau de feutre, se rassemblent pour pleurer, comme le veut la tradition, entre les jointures des pierres du rempart sacré. Un seul changement apparent : la présence d’ouvriers juifs en visite qu’animent des sentiments mélangés de curiosité et d’orgueil, cachés derrière un masque fanfaron d’impiété.

Au premier abord, presque rien n’a donc changé dans l’équilibre des forces. Un pèlerin ignorant des troubles de l’Orient d’aujourd’hui se demanderait sans doute ce que signifie l’étrange spectacle des manifestants arabes, chrétiens et musulmans rencontrés dans la rue, à la sortie d’une mosquée, où ils ont tenu ensemble des discours enflammés. Mais notre spectateur mal informé, pour mieux comprendre le sens des cris du cortège et le motif des coups de feu de l’émeute entendus dans la ville basse, n’a qu’à gravir avec nous les pentes, jusqu’au Rocher de l’Ascension, et à embrasser dans tout son développement l’aspect de la Jérusalem nouvelle. De ce sommet élevé, tout s’éclaire en effet.

Dans la brume ensoleillée brille, au fond de la vertigineuse cuvette de la Mer Morte, la tache blanche des sels de potasse exploités par un concessionnaire juif ; puis les sommets des collines pierreuses de la Judée apparaissent à l’horizon, couronnés par des plantations obstinées d’arbres fruitiers, créées depuis peu par des Haloutzim, qu’aucun effort ne rebute. L’immense quartier juif s’avance comme une armée puissante venue de l’Ouest et semble marcher en pointe vers la porte de Jaffa. Enfin, au milieu des pins, sur le sommet du Mont Scopus, repose la silhouette massive, recueillie, énigmatique aussi de l’Université Hébraïque, avec ses dix Instituts, son immense bibliothèque, son théâtre en plein air. Mystérieux laboratoire où s’élabore, loin des persécutions, une nouvelle conscience juive, qui, plus que jamais, aspire à être universelle. Déjà, dans le nouveau municipe de Jérusalem, les Juifs ont acquis, depuis quelques années, une imposante majorité numérique. A la faveur des troubles, nous savons qu’ils luttent aujourd’hui pour obtenir, en fait, la direction des affaires publiques de la Cité. Dans les quartiers modernes, ils ouvrent chaque jour de nouveaux magasins, toujours plus luxueux et mieux approvisionnés de tout ce que l’Occident invente et fabrique. Dans tout le pays, plus de 400.000 sionistes travaillent sans trêve à conquérir la terre, équiper des usines, imprimer en hébreu moderne les informations de presse, les chefs-d’oeuvre de la littérature, et les travaux des savants juifs. Tel-Aviv a désormais son port; une flotte de commerce se crée. En un mot, un État juif se fonde.

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[L’actualité revisitée] Vers un nouvel ordre économique international (1977)

Dans le sillage du premier choc pétrolier, Pierre Mayer et Jean-Jacques Subrenat analysent dans cet article publié dans Politique étrangère en 1977 les conséquences du bouleversement des rapports économiques entre pays industrialisés et tiers-monde: le nouvel ordre économique international est avant tout porteur d’instabilité et d’incertitudes. Il révèle de fortes divergences d’intérêts, tant entre Nord et Sud qu’au sein des pays en voie de développement. Les auteurs prédisent aux pays industrialisés chômage structurel, inflation et une difficile adaptation à la concurrence brutale de certains pays du tiers-monde. Un texte à relire avec profit, quelques semaines après le sommet de Hainan qui a vu le groupe des BRICS s’élargir à l’Afrique du Sud.

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Si la formule d’un « nouvel ordre économique international » est devenue banale, son contenu n’est ni évident, ni perçu de pareille façon par les pays en développement et les pays industriels. Certains experts le définissent ainsi : apporter aux mécanismes économiques des modifications techniques telles que la réforme du système monétaire international ; ou remettre enfin à jour les règles qui régissent le commerce international ; ou encore, trouver un meilleur équilibre entre la production d’énergie et sa consommation. D’autres, parmi les représentants des pays en développement, pensent au contraire qu’un nouvel ordre ne peut se mettre en place qu’à la condition de prendre appui sur des bouleversements politiques, en même temps que sur de nécessaires améliorations économiques ou techniques. Il est rare qu’une amélioration technique se suffise à soi-même : il lui faut aussi une volonté politique et un projet social. Or, précisément, la période actuelle se distingue par une difficulté accrue de mettre en rapport les moyens et la nécessité. Dans un monde où la trame des interdépendances se trouve resserrée par la vitesse, la multiplication des incertitudes apparaît comme une contradiction lourde de conséquences. La question est souvent posée de savoir si l’ordre économique actuel pousse les différents acteurs à coopérer ou à s’affronter : il s’agit plutôt de savoir si X absence de cohésion et d’organisation, la disparité des situations, la multiplication des aléas en tous genres, ne se traduira pas par une période d’inévitable transit ion,d ont il faudra limiter les inconvénients majeurs.

A – PERSPECTIVES ET RISQUES D’UN NOUVEL ORDRE

Toute explication optimiste tient pour acquise la résorption de la crise sans l’intervention de changements fondamentaux ; c’est croire qu’il suffit de négocier une nouvelle péréquation entre les besoins énergétiques du monde industriel et la nouvelle puissance de marchandage des exportateurs de pétrole. Les pessimistes sont persuadés, au contraire, que les conséquences de la crise pétrolière d’octobre 1973 ne sont pas encore clairement perçues, qu’elles ont été camouflées par l’inflation, par une certaine mise en scène, et par des progrès techniques qui réduisent le sentiment de dépendance vis-à-vis du pétrole. A-t-on sous-estimé la crise pétrolière et, à travers elle, le danger latent d’une expansion économique nourrie de carburants bon marché ? Au cours de l’année 1974, on s’en souviendra, deux explications contradictoires étaient élaborées à l’envi : les économies industrielles tenaient le quadruplement du prix du pétrole pour responsable de la crise économique ; les producteurs de pétrole rétorquaient que leur action ne faisait que mettre en relief, avec une douloureuse acuité, la crise d’un système monétaire inadapté, donc moribond. En toute logique, les effets de la crise pétrolière auraient dû être répercutés immédiatement sur la plupart des pays et à tous les niveaux d’activité : un transfert massif de ressources aurait dû se faire pour transformer le surplus payé par les consommateurs en excédents équivalents pour les pays producteurs et exportateurs de pétrole. Or, si cela a bien été le cas, ni l’ampleur ni la rapidité du phénomène n’ont été suffisantes pour faire éclater un système que les épreuves successives depuis 1945 ont endurci. La différence aurait dû se traduire par une symétrie entre le pouvoir d’achat accru des producteurs et une déperdition concomitante chez les pays importateurs. Or, les transferts ont eu un effet limité sur la capacité d’investissement productif des « nouveaux riches », qui se sont réfugiés dans des dépenses de prestige, de souveraineté ou de spéculation. Quelles ont été les formes de ce camouflage involontaire ?

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