Une fois de plus, Reflets du temps.fr fait l’éloge du dernier numéro de Politique étrangère (hiver 2012-2013) : « Chaque fois – belle habitude dans la revue –, une problématique de premier plan, déclinée, architecturée de façon à accompagner le lecteur. »
Noces d’or pour le couple franco-allemand, et, comme il se doit, commémorations festives à Berlin, ces jours-ci. Perchés, décontractés sur de hauts tabourets – en larrons supposés – face à de jeunes étudiants bi-langue, tendance Arte, président et chancelière échangeaient de doux propos n’engageant pas à grand-chose, comme dans les vieux couples de chez Brel.
On est évidemment, actuellement, bombardé de rappels sur ce traité de l’Élysée, du 22 janvier 1963, qui n’avait, pour beaucoup d’entre nous, pas le statut d’un 14 juillet. C’est bien là que réside l’utilité d’une revue, comme celle de l’Ifri : donner le sens, marquer les chemins d’une réflexion plus en avant, dans le bousculement des images et le convenu des propos, sur un tel événement.
Quatre solides articles se partagent la tâche. Chaque fois – belle habitude dans la revue –, une problématique de premier plan, déclinée, architecturée de façon à accompagner le lecteur.
L’article de Georges-Henri Soutou nous ouvre – il s’agit de noces, quand même ! – l’album photo des figures du couple de sa naissance à nos jours, même si, l’expression « couple franco-allemand » ne date que de la période Giscard d’Estaing. Le titre de l’article : « Un mariage de raison » en dit long, d’emblée, sur cet historique-là. Les préliminaires, les fiançailles – pas à négliger dans l’histoire d’un mariage – sont posés : Adenauer/Schuman, la communauté multilatérale ; Adenauer/Mendès France, le rapprochement, qu’on avait sans doute oublié, avant que d’entamer la valse des couples eux-mêmes. Les fonds baptismaux (de Gaulle voulant diriger l’attelage ; Adenauer, bloquant sur le cordon ombilical de la RFA avec l’Amérique). La genèse, les caractères, les périodes franchement amoureuses des débuts de l’âge adulte (Giscard/Schmidt, avec des pulsions symbiotiques), l’installation de la liaison sérieuse au temps de Mitterrand/Khol, la victoire du raisonnable… au fur et à mesure qu’on avance en âge : on en est peut-être là, avec Merckel/Hollande, sortis des affects tumultueux de la Merckosy précédente.
Les trois articles suivants ont à cœur de cerner l’état des lieux du binôme, à tout le moins de l’attelage. Deux grands États de l’Europe d’après-guerre, qui doit s’unir ; deux anciens ennemis de pas moins de trois guerres, et lesquelles ! Deux géants démographiques, économiques. Deux « mères » de la démocratie. Impensable, une Europe unifiée sans eux, comme moteurs, leaders ; incontournable, le noyau ; inévitables, aussi, les tensions, les crises, les « au bord du divorce », les « chacun dans sa chambre », cris, fureurs, et… au bout, l’implacable raison qui gagne.
Pierre Lellouche, dans des pages brillantes, à l’image du géopolitique visionnaire qu’il est, mais aussi, assez souvent teintées des opinions du ministre qu’il fut, se propose d’observer les ruptures d’équilibre entre les deux pays ; zoomant à partir de la fin de la guerre froide. Décrochages économiques – portrait sinistre d’une France en « faillite » –, différences de prospectives commerciales, avec le regard de plus en plus appuyé de l’Allemagne vers l’est, pays émergents, et Chine. Sociétés qui ne « regardent plus dans la même direction » ; divergences en termes de développement, de statut du nucléaire ; poids des écologistes… le Rhin s’agrandirait-il ? Allemagne et France s’éloignent objectivement…
Lellouche met en évidence deux dénis – c’est ce qui rend son article, à la fois passionnant et intellectuellement fort. La France, se rêvant encore en puissance mondiale mais, refusant de s’admettre dans le fleuve de la mondialisation – d’où les « obstinations de la politique économique actuelle », dit-il, ce qui peut se débattre. L’Allemagne, « géant économique, volontairement impotent, se repliant sur la préservation de ses atouts économiques, et de son commerce ». L’analyse d’un pays, qui se veut d’abord « puissance civile » (voire, ajouterons-nous, les réticences d’implication au Mali, ces jours-ci), pays laissant à d’autres, notamment à la France, la « virilité ». Ces lignes, remarquables dans leur argumentaire et leur clarté, sont, selon moi, ce que vous emmènerez, en bonne place, de tout ce dossier fort intéressant… On pense évidemment – un état restant, comme un individu, traumatisé par son histoire – aux marques terribles laissées dans l’imaginaire allemand, par l’époque nazie.
Ulrike Guérot, quant à elle, s’arrête sur les projets – divergents, là aussi, chaotiques – d’intégration européenne. « Avec leur symétrie dans leur asymétrie, depuis 1963, France et Allemagne, n’ont cessé de s’opposer, sur le portrait de l’Europe future » ; couple toujours empêtré dans la relation avec l’Amérique, voyageant, de traité incomplet – Maastricht – en traité raté – Nice ; l’un, l’Allemagne, espérant des pas vers plus d’intégration, l’autre, la France, poussant vers l’union monétaire, avant d’envisager une quelconque union politique… Visions différentes, enjeux perçus de façon opposée, histoire jalonnée de choix diamétralement opposés : l’échec du projet de traité constitutionnel de 2005, par exemple.
Hans Stark, dans un bel article final au dossier, examine (il est professeur de civilisation contemporaine allemande) le dialogue des deux sociétés. On semble être loin des projets alignés dans le traité de Élysée, qui s’exprimaient finement en termes de rapprochement culturel et de jeunesses. On apprend de moins en moins la « langue de l’autre » ; Erasmus s’essouffle, mais il faut se rendre à l’évidence : le vaste monde attire loin, nos jeunes ; Shangaï et Miami captent les énergies en formation.
Paradoxalement – l’Allemagne et la France ayant mis sur pieds un impressionnable corpus d’institutions bilatérales dans tous les domaines –, c’est en termes de politique commune de sécurité qu’on trouve un vrai manque, avec croisement de dissensions et de méfiances, « coinçant » à qui mieux mieux sur l’obstacle CED, dans la IVe République, ou OTAN, sous la Ve. Hans Stark, rappelant, comme Pierre Lellouche, cette « puissance civile », ou « pacifique », campant, jusqu’à ce jour (petite exception de l’Afghanistan) sur « une culture de la retenue ». Ainsi – c’est là-dessus qu’insiste de manière lumineuse l’éditorial inaugurant le numéro de la revue –, nous avons un pays, numéro un en termes de force économique et commerciale ; géant colossal et incontournable, qui parle d’une voix minuscule dans le concert international, et semble se complaire – ou, se résigner à ce rôle ; ce qui est bien aussi gênant que les fantasmes supposés de la France sur la scène mondiale.
Mais, qui dit couples, dit circonvolutions complexes du chemin ; il en est ainsi de la France et de l’Allemagne, depuis 1963. Un bail ! Car, on l’aura remarqué, c’est encore du couple franco-allemand, toujours vivant, qu’on parle aujourd’hui, surnageant, indestructible, adapté toujours ? Une autre question.
L’éditorial de la revue Politique étrangère conclut : « La relation franco-allemande peut demain prendre un nouveau visage, si le débat permet d’articuler un futur européen ; ce qui n’adviendra que si chacun des deux partenaires fait évoluer ses positions et, plus profondément, sa propre culture. Les couples ne survivent que s’ils acceptent de changer. »
Martine L. Petauton
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