Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (4/2012). Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Marie-Christine Kessler, Les Ambassadeurs (Paris, Presses de Sciences Po, 2012, 416 pages).

Cet ouvrage sur les ambassadeurs mérite une attention particulière. Alors que l’air du temps, encouragé par une littérature complaisante, développe le thème du déclin, voire de l’inutilité des diplomates, et véhicule de nombreux clichés, Marie-Christine Kessler montre à quel point la réalité est tout autre. À un moment où les situations de crise se multiplient et où le monde devient de plus en plus complexe, le rôle des ambassadeurs, et au-delà celui des diplomates, s’affirme. Cette “défense et illustration” constitue une analyse sérieuse et argumentée en termes institutionnels, politiques et sociologiques de l’action diplomatique.
L’auteur marque bien l’évolution du métier vers plus de professionnalisme. Choisis à l’origine discrétionnairement et quasi exclusivement parmi les membres de l’aristocratie, les diplomates ont vu leur recrutement se démocratiser et se professionnaliser, d’abord par la mise en place de concours où le népotisme a longtemps sévi, puis, à partir de 1945, par un recrutement très sélectif à travers l’École nationale d’administration (ENA) ou un concours spécifique au Quai d’Orsay, le concours d’Orient, excluant tout favoritisme. M.-C. Kessler explique comment les ambassades, qui comptaient un personnel très réduit, sont devenues dans de nombreux pays de véritables représentations de la “Maison France”, dotées d’une équipe parfois nombreuse et pluridisciplinaire, où se côtoient plusieurs services sous l’autorité de l’ambassadeur : chancellerie diplomatique, service de presse, service consulaire, poste d’attaché de défense, antenne de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), service culturel, etc. Il arrive que s’y ajoutent, selon les circonstances, des services très spécialisés, avec notamment des attachés responsables de questions de sécurité, de l’environnement ou de l’humanitaire. Cette évolution oblige de plus en plus l’ambassadeur à jouer le rôle de chef d’équipe, avec les qualités d’animation et de management correspondantes. Plus que le décret du 1er juin 1979, qui lui donne les moyens juridiques pour assurer cette fonction de coordination, c’est la personnalité de l’ambassadeur, son charisme, son sens de l’autorité qui permettent un fonctionnement harmonieux et efficace des postes diplomatiques. À cet égard, beaucoup de progrès ont été faits, ne serait-ce que parce qu’un nombre croissant d’ambassades opèrent dans un contexte difficile, hostile, voire dangereux, qui exige cohérence et unité de commandement.
C’est là une des raisons pour lesquelles l’ambassadeur voit son rôle consolidé. Dans les situations de crise, il joue un rôle essentiel de pourvoyeur d’informations sûres et a une responsabilité majeure de protection des intérêts français et de sécurisation des Français qui se trouvent sur place.
Pendant longtemps, les ambassadeurs ont œuvré dans des pays qui, à quelques exceptions près, fonctionnaient sur des règles du jeu communes et relativement claires, avec un nombre d’interlocuteurs limités essentiellement aux autorités politiques en place. La multiplication des postes diplomatiques, leur présence dans des pays de cultures très différentes, la nécessité d’étendre les contacts vers la société civile et ses diverses composantes ont provoqué une mutation du métier d’ambassadeur. L’identification des personnalités et des réseaux d’influence, une bonne connaissance des règles du jeu de régimes opaques, difficiles à décrypter et variant d’un pays à l’autre supposent des qualités d’ouverture et de curiosité de plus de plus en plus exigeantes. En un temps où la “communication” et les opinions publiques jouent un rôle essentiel, même dans les pays à régime autoritaire, l’ambassadeur doit promouvoir ce que M.-C. Kessler appelle le “marketing politique national”. Cette tâche requiert des talents de communicant. Sur le fond, il doit développer les bons arguments, ceux qui sont adaptés au pays dans lequel il se trouve. Sur la forme, il doit être à l’aise face à une caméra, savoir gérer une manifestation publique, un auditoire mal disposé à l’égard de la politique française. Quant aux vecteurs utilisés, il doit avoir recours à tous les moyens dont il dispose localement, presse, télévision, Internet et en particulier les réseaux sociaux. Dans les années récentes, comme le rappelle l’auteur, des vagues de francophobie se sont développées dans de nombreux pays, lors de la reprise des essais nucléaires en 1995 ou à l’occasion de l’opposition ouverte à l’intervention américaine en Irak. Le rôle de contre-feu ne peut être assuré que sur place, par l’ambassadeur et son équipe : s’adresser directement aux opinions, avec le plus souvent un gouvernement hostile aux positions françaises, voire qui organise le French bashing comme l’administration Bush en 2003, est un devoir nouveau, important et difficile, du métier d’ambassadeur.
La relation entre l’administration centrale et les postes diplomatiques peut être source d’agacement, de crispation, voire d’éviction de l’ambassadeur qui ne donne pas satisfaction. Ces reproches peuvent tenir au flou et à l’absence d’instructions ou à l’inverse à des instructions détaillées et rigides, mais aussi à un court-circuitage complet de l’ambassadeur par des contacts directs ou via le lobby parisien du pays. La réalité est nuancée et dépend beaucoup de la personnalité de l’ambassadeur et de l’efficacité de ses réseaux. Il est certain que l’exercice de ses fonctions dans la plupart des pays européens est source de frustration. La fréquence des relations personnelles au niveau des chefs d’État ou de gouvernement – à cet égard la relation franco-allemande est « exemplaire” –, les rencontres multiples à Bruxelles dans le cadre des nombreux groupes de travail existant dans le cadre de l’Union européenne (UE) et réunissant des responsables de tous niveaux, l’habitude prise par ces responsables de contacts directs par téléphone ou mail tendent à marginaliser les ambassadeurs, qui ont parfois eux-mêmes du mal à se tenir informés du contenu de ces échanges de vues.
Cependant, des progrès ont été accomplis dans le cadrage des missions des ambassadeurs en poste, notamment à la suite du passage d’Alain Juppé au Quai d’Orsay en 1993. Celui-ci a mis en place un dispositif qui s’est développé durant le premier mandat du président Jacques Chirac et a été ressenti comme un « âge d’or” pour les ambassadeurs : entretien avec le chef de l’État avant le départ en poste, annotations des télégrammes diplomatiques par le président ou le ministre, comptes rendus d’entretiens entre ces personnalités et leurs homologues étrangers, mise en place de la procédure normalisée des « plans d’action” qui fixent les grands objectifs et orientations et des « rapports de fin de mission” qui en retracent la réalisation, autant de mesures qui ont renforcé le rôle de l’ambassadeur, tant au niveau parisien que dans son pays de résidence. À l’inverse, le mépris affiché par le président Nicolas Sarkozy à l’égard des diplomates en général et des ambassadeurs en particulier, leur mise à l’écart délibérée des entretiens qu’il pouvait avoir avec des responsables de haut niveau de leur pays de résidence ont laissé un souvenir amer et nui à l’efficacité de l’action diplomatique. Un ambassadeur habile doit cependant s’accommoder de toutes les situations. Il bénéficie de fait d’une large autonomie de comportement. L’instruction de base souvent explicitement ou implicitement donnée par le Quai d’Orsay et qui peut se résumer à « Faites au mieux…” n’est pas sans avantage, même si elle comporte quelques risques en cas d’échec. Sur les dossiers sensibles suivis de près par l’Élysée et le ministère des Affaires étrangères, notamment en cas de crise, le réflexe de la cellule diplomatique, du cabinet du ministre ou des services est de faire confiance à l’ambassadeur, dont l’analyse et les suggestions sont lues attentivement. Il parvient souvent à suggérer, voire à s’autorédiger les instructions qu’il souhaite recevoir.
Dans les faits, le réseau diplomatique est très ramifié et diversifié. Mais la distinction entre « grandes” et « petites” ambassades est relative et peu pertinente. Les grandes ambassades, historiquement prestigieuses, spécialement en Europe, peuvent se révéler, on l’a dit, très frustrantes. À l’inverse, une petite ambassade située dans une zone sensible, dans un pays où les intérêts de la France sont majeurs, est plus gratifiante et a plus d’importance. Ainsi la « valeur ajoutée” de l’ambassadeur et de son équipe varie-t-elle à la fois dans le temps et dans l’espace. Dans cette perspective, une autre typologie pourrait être esquissée, distinguant les postes diplomatiques selon leur valeur ajoutée. On peut citer, à cet égard, les représentations permanentes auprès de l’ONU ou de l’UE, les grands postes lointains – États-Unis, Russie, Japon, où les règles du jeu restent complexes –, les grands pays émergents, les postes dans les zones sensibles, notamment au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Leur activité et leur correspondance sont plus spécialement suivies par les principaux décideurs politiques. En fait, une bonne gestion du réseau, et notamment de la répartition des moyens humains et financiers, suppose souplesse et adaptation permanentes, ce qui est loin d’être le cas.
M.-C. Kessler estime que le ministère des Affaires étrangères est un monde qui manque d’unité. Sa politisation accentuerait les divergences d’opinions – et de citer l’exemple du “groupe Marly” comme illustration des divisions internes du personnel diplomatique. Il semble pourtant, avec naturellement des nuances, qu’il existe, par-delà les sensibilités politiques des diplomates, un véritable consensus sur une politique étrangère de type “gaullo-mitterrandienne”, et cela pour deux raisons essentielles : la politique étrangère française fait depuis 50 ans l’objet d’un réel accord sur ses grandes orientations, à quelques bémols près, entre les partis politiques ; cette politique a permis à la France d’acquérir une visibilité et une influence sur les grands dossiers plus que proportionnelles à son importance. Cette continuité, malgré la prétendue “rupture”, s’est prolongée pendant la présidence de Sarkozy, et de façon très nette après le retour d’Alain Juppé au Quai d’Orsay début 2011. L’initiative des diplomates du “groupe Marly”, qui appartiennent au demeurant à des sensibilités politiques différentes, était essentiellement une réaction contre un style de diplomatie mêlant improvisations et coups d’éclat sans souci de cohérence et qui venait de faire naufrage en Tunisie. Le discours du président François Hollande le 27 août 2012 devant la conférence des ambassadeurs, avec l’approche prudente qui lui est propre, confirme la nécessaire continuité.
Au total, cet ouvrage dense représente la contribution la plus complète, la plus sérieuse et la plus argumentée sur le métier d’ambassadeur et plus généralement de diplomate, dont l’utilité et la valeur ajoutée, dans le contexte des turbulences actuelles, demeurent évidentes.

Denis Bauchard

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