Éditorial de Politique étrangère 2/2013.

00-PE-2-2013-CVsmallLes recompositions présentes questionnent une des références les plus traditionnelles des relations internationales : la notion de puissance. L’ère de la puissance totale, qui surplombait les autres acteurs dans la quasi-totalité des facteurs d’affirmation de la force (économiques, militaires, politiques, diplomatiques, culturels…) est sans doute, pour un temps, close. Et l’unipolarité américaine n’aura fait rêver, ou cauchemardé, que dix ans.
Aux lieu et place d’un système normé, structuré autour de pôles peu nombreux et bien organisés, émerge un monde où des puissances (ces acteurs étatiques qui ont la capacité de projeter leur action politique hors de leur propre espace) cohabiteront en nombre, dans des spécialités, ou des aires géographiques, différentes. Qui pourrait décrire aujourd’hui le monde des puissants dans 30 ans ?
Au cœur de ces interrogations, bien sûr la puissance américaine – et cette livraison de Politique étrangère consacre un dossier à l’actuelle diplomatie des États-Unis. Cette puissance est certes moins dominante, mais elle demeure éminente, et de toute évidence référente. Les échecs irakien et afghan renvoient Washington à une tentation récurrente de rétraction ; mais cette dernière reste relative : le lead from behind demeure un lead. La puissance économique américaine permet toujours aux États-Unis ce qui est interdit à d’autres : par exemple créer à la fois de la croissance et de la dette. Et la dynamique technologique et culturelle du pays le maintient pour longtemps encore dans sa position de phare, de référence pour les stratégies des autres acteurs.
Dans ce contexte, deux éléments incitent cependant à s’interroger sur la politique étrangère de Washington : le recours croissant aux sources d’énergie non conventionnelles – qui garantit aux États-Unis une baisse des coûts et une autonomie accrue -, et le fameux « pivotement » diplomatico-militaire vers l’Asie. Pourtant, une moindre dépendance vis-à-vis des fournisseurs extérieurs de matières premières n’implique pas un désengagement des États-Unis, par exemple au Moyen-Orient. Le jeu global de la puissance américaine n’est pas seulement économique, il implique un lead global : or une région comme le Moyen-Orient, gaz de schiste ou non, va demeurer essentielle pour l’ensemble des ressources de la planète – donc pour les États-Unis, qu’ils s’y approvisionnent ou non. Quant au glissement vers le Pacifique, il est à la fois psychologique et bien réel – en matière de déploiements maritime par exemple. Il correspond tout simplement au changement de distribution de la puissance économique et politique dans le monde ; mais il est pour l’heure beaucoup moins violent que dans les fantasmes de certains Européens.
Le retour d’un certain désir, de la part de Washington, de « lever le pied » en Europe est pourtant bien réel. Même si un retrait américain d’Europe est géopolitiquement impossible, le mouvement actuel confronte les Européens à leur responsabilité dans la gestion de leurs propres affaires, en particulier pour leur défense. Certes, la question tombe à un très mauvais moment, au cœur d’une quasi-course au désarmement menée par l’ensemble des pays du Vieux Continent. Il sera intéressant d’observer, dans les mois qui viennent, l’effet qu’aura sur nos voisins le nouveau Livre blanc français sur la Défense, qui s’efforce de maintenir des capacités militaires sur un spectre large, tout en adoptant une ligne pragmatique sur le futur de la – mal nommée – défense européenne.

***

L’Afrique ne quitte pas notre actualité. Ce numéro revient sur l’intervention militaire française au Mali, et se penche plus longuement sur les problèmes miniers de l’Afrique des Grands Lacs. Il est vrai que ce dernier thème permet de déchiffrer nombre de forces et de faiblesses de l’Afrique d’aujourd’hui.
Le continent noir regorge de richesses traditionnelles, mais aussi de minerais essentiels aux technologies contemporaines. Cette richesse, réelle pour partie et potentielle pour l’autre, devrait constituer un élément de développement majeur ; mais il faudrait pour cela que les Africains disposent des moyens politiques et de l’organisation sociale susceptibles de les soustraire à la « malédiction des matières premières ». Les dynamiques de développement sont réelles en Afrique aujourd’hui, mais pas forcément convergentes, et souvent contrebattues par des Etats censés les soutenir, les dynamiser, les diffuser. Enfin d’interminables conflits, en particulier autour des Grands Lacs, dissolvent les logiques proprement économiques au cœur de systèmes de partage qui sont des systèmes de pillage. Et les efforts de moralisation de la communauté internationale (via par exemple la « certification » de l’origine des matières premières commercialisées) s’avèrent pour l’heure impuissants, en particulier du fait de l’absence de structures publiques locales pouvant soutenir leur mise en œuvre.
À travers l’étude du « nationalisme des ressources », de l’échec de la certification ouverte par le processus de Kimberley, de la dialectique entre grandes compagnies et exploitation artisanale pour les mines du Kiwu, les problématiques de l’Afrique conflictuelle et de l’Afrique en développement se dessinent. L’Afrique sera un facteur majeur du développement planétaire dans les décennies à venir : nul n’en doute. Mais l’Afrique pourra-t-elle être un acteur de son propre développement ?
D’où le retour au Sahel. En intervenant au Mali, la France a à la fois évité une catastrophe politique (qui aurait pu être très rapide), prouvé que son système de décision permettait encore l’intervention quand elle s’avérait nécessaire, démontré la pertinence, la réactivité, et l’efficacité de son dispositif militaire. Les premières phases de l’intervention sont réussies. Reste le plus dur : la reconstruction politique, et la cohabitation à venir, au service de la stabilisation du pays, des diverses forces qui se partageront la tâche – forces françaises, mission européenne, forces de l’ONU…
D’autant que le Mali, comme chacun sait, ne constitue qu’une pièce sur un échiquier régional incertain : grand Sud algérien, Niger, Mauritanie, Nord Nigeria… Un espace proche de nous par l’histoire, les richesses, les circulations humaines. L’héritage du post-colonialisme, puis celui de la litanie des interventions post-guerre froide, nous gênent pour penser notre rôle dans la région, et sur le continent noir en général. C’est pourtant nécessaire : nulle opération militaire ne peut être pensée en soi, hors de l’ordre politique et humain qu’elle détruit ou met en place.

Politique étrangère

Pour vous abonner à Politique étrangère, cliquez ici.