Traiter avec le diableCette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (2/2014). Thomas Gomart propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Grosser, Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au xxie siècle, (Paris, Odile Jacob, 2013, 368 pages).

Historien des relations internationales reconnu pour la qualité et la densité de ses travaux sur la guerre froide, enseignant à Sciences Po, Pierre Grosser s’est également frotté aux pratiques diplomatiques comme directeur des études de l’Institut diplomatique et consulaire (IDC) du ministère des Affaires étrangères (2001-2009). Il nous livre un essai ambitieux sur la raison d’être de la diplomatie : parler avec l’ennemi. L’auteur s’interroge ainsi sur les processus de diabolisation de l’adversaire et les impasses auxquels ces derniers conduisent le plus souvent. Il entend identifier les « prismes cognitifs » qui bloquent la relation à l’autre une fois celui-ci diabolisé : « Il s’agit de mettre le doigt sur les perceptions et les raisonnements qui, loin d’éclairer l’action politique, l’entraînent sur des voies potentiellement dangereuses ».

Le plus court chemin vers la diabolisation est l’assimilation à la figure de Adolf Hitler. Référence obsédante, le masque de Hitler fut posé sur Joseph Staline, Gamal Abdel Nasser, Slobodan Milošević ou, plus récemment, Mahmoud Ahmadinejad. Considérée comme la « bonne guerre » par excellence, la Seconde Guerre mondiale sert de matrice à la diabolisation en fournissant des références sans cesse utilisées par les décideurs politiques ou médiatiques en quête de justifications historiques et morales. Cette approche fait écho à des travaux déjà anciens sur l’instrumentalisation de la mémoire[1]. La polarisation sur la Seconde Guerre mondiale s’explique par le conflit de valeurs entre belligérants, profondément marqué par la « solution finale ». L’enchaînement des causes et la contribution de chacun font l’objet d’une réflexion historiographique et d’une exploitation politique jamais achevées. Les mécanismes de diabolisation fonctionnent à partir d’une (dis)qualification morale qui fige mentalement le jugement et, partant, les situations rendent ainsi « difficiles les interactions avec l’ennemi, une fois que celui-ci a été diabolisé ». Le propos de Grosser rejoint celui d’autres historiens des relations internationales, qui conduisent depuis plusieurs années des travaux sur les attitudes mentales et les images de l’autre, attitudes et images qui jouent inévitablement sur les processus de décision[2].

L’ouvrage est construit en trois grandes parties. La première, « Les leçons de l’histoire », revient en détail sur le complexe de Munich et les syndromes de Suez et du Vietnam. Maîtrisant parfaitement l’historiographie internationale sur ces sujets complexes, Grosser invite à la plus grande prudence dans l’utilisation des références historiques. Il convient d’avoir une conscience aiguë des limites du savoir et du raisonnement historiques. Vœu pieux ? Sans doute, quand on voit comment les décideurs dupent volontairement, ou se dupent inconsciemment, en recourant à des analogies historiques pour justifier une décision. Une des premières tâches de l’histoire des relations internationales est de déconstruire ces mythes, et de pointer les anachronismes, qui biaisent souvent les premières analyses d’une crise. Or il n’y a pas de gestion de crise sans formulation sérieuse des enjeux initiaux.

L’exemple de Munich, « repoussoir absolu », sorte d’arme d’annihilation du débat, permet de fustiger un adversaire politique en l’accusant de mollesse ou de manque de clairvoyance : « La référence à Munich permet d’analyser une situation, de prédire le futur, et d’imposer une solution. » Cette référence a été utilisée par les autorités américaines pour intervenir en Corée, au Vietnam ou à Cuba. Elle est souvent à l’origine d’un argumentaire visant à expliquer que le plus sûr moyen de prévenir un massacre de masse est d’intervenir de manière préventive, « voire d’éliminer le diable ». Un des mérites de l’ouvrage de Grosser est de permettre de comprendre Munich dans son contexte historique et dans son exploitation historiographique ou politique, pour savoir quoi répondre à celles et ceux qui pourraient vous traiter de Neville Chamberlain ou d’Édouard Daladier…

Grosser s’intéresse ensuite aux syndromes de Suez et du Vietnam. Se reportant au débat sur la participation britannique à la guerre d’Irak, il constate que les hommes politiques britanniques se justifient en invoquant Munich (pour agir) ou Suez (pour ne pas agir). Pour les États-Unis, le syndrome vietnamien peut paralyser la politique étrangère en provoquant le retour d’un refoulé toujours douloureux. Chacun recourt à la référence historique pour intervenir (George W. Bush se comparait à Harry Truman à mesure que diminuait sa cote de popularité) ou, au contraire, pour éviter l’escalade (en se référant notamment à la politique de Richard Nixon et Henry Kissinger vis-à-vis de la Chine). La lecture et les leçons tirées de la guerre froide ont une valeur prédictive selon le jugement porté sur l’efficacité de la politique de containment et sur les conditions de fin de l’affrontement bipolaire. Cette grille d’analyse structure par exemple lourdement la réflexion à propos d’éventuelles frappes préventives sur un régime particulièrement diabolisé comme le régime iranien. Ces études de cas conduisent l’auteur à se demander quelles stratégies pourraient s’avérer gagnantes face au diable. Elles commencent par un travail analytique sérieux, souvent instrumentalisé en raison de la pression médiatique ou des agendas des différents groupes en mesure de peser sur le processus de décision.

La deuxième partie, « Les impasses des mécanismes de représentation », s’intéresse aux cristallisations perceptuelles et cognitives, qui conduisent « à poser comme point de départ une hostilité mutuelle totale ». Grosser revient sur les mécanismes bien connus du « dilemme de sécurité » et montre que les intentions de l’autre sont le plus souvent envisagées en fonction de ce qu’il a (ses capacités), de ce qu’il fait (son comportement) et de ce qu’il est (son identité). Or, les interrogations sur les intentions réelles du diable seraient souvent sous-estimées par souci de ne pas provoquer de rupture de cohérence causale dans le raisonnement, en feignant de continuer à croire que le diable serait rationnel. En ce sens, la certitude serait plus belligène que l’incertitude. Figer les perceptions et les représentations, réflexe fréquent, serait un travers dans lequel tout décideur devrait prendre garde de ne pas tomber.

À partir de là se pose une double question : faut-il traiter avec le diable ? Si oui, comment faire ? Grosser tente une approche du problème fondée sur le genre qui n’est pas la plus convaincante de l’ouvrage, en disant que « négocier n’est pas une activité virile » et que le compromis serait féminin. Cela conduirait bien des décideurs à concevoir la négociation comme un aveu de faiblesse, une forme de naïveté, qui présenteraient un risque politique en interne. Grosser évoque les dilemmes de la négociation : « La faible complexité cognitive amène à réduire les problèmes compliqués de politique étrangère à des enjeux de personnalité » et donc, insensiblement, à favoriser une approche psychologisante. À cette limitation s’ajoute la question de la structuration du débat car dans la diplomatie, « les règles du jeu, l’expertise, la capacité à nommer les problèmes et la langue sont les privilèges des puissances installées », ainsi que l’incapacité prêtée au diable de séparer son identité et ses intérêts.

La troisième partie, « Dans un monde complexe, la recherche de solutions simples », souligne la nécessité de simplifier une situation à l’aide d’options tranchées pour orienter la décision, par définition partiale et partielle. Diaboliser ou ne pas diaboliser dépend, à certains égards, de positions intellectuelles liées à la lecture de l’histoire récente. Trois positions, qui conditionnent la lecture des événements, sont ainsi schématisées : la première considère que les règles du jeu n’ont pas changé avec la fin de la guerre froide et restent marquées par la domination et le conflit ; la deuxième estime que non seulement l’histoire a un sens, mais que ce sens est le bon, celui du progrès, comme le prouverait la fin de la guerre froide ; la troisième avance l’idée qu’une profonde transformation du système international a eu lieu dans les années 1970, transformation qui aurait entraîné, 20 ans plus tard, la fin de la guerre froide : « Les trois visions amènent à définir le diable “post-guerre froide” de manière différente. » Grosser rappelle que la diplomatie a été précisément créée pour traiter avec des monstres, mais que « la compréhension du diable est en fait complexe ».

En conclusion, Grosser estime que « nous sommes encombrés par des analogies historiques et des leçons de l’histoire dont nous surévaluons la pertinence ». À cela s’ajoutent des processus cognitifs qui rendent la confrontation avec le diable inévitable et la négociation presque impossible. Il est nécessaire, pour l’auteur, d’assumer la complexité et l’incohérence et de croire aux vertus de la diplomatie en reconnaissant ses limites, ce qui le conduit à appeler de ses vœux une « éthique du contact, de la négociation et du compromis ». On peut évidemment formuler quelques critiques à l’encontre de cet ouvrage, comme une faible exploitation des travaux de Daniel Kahnenam sur le fonctionnement cognitif ou de René Girard sur le mimétisme. La bibliographie, toujours impressionnante chez Grosser, aurait pourtant mérité d’être élargie à d’autres disciplines que l’histoire et la science politique sur un tel sujet. Il n’en demeure pas moins que Grosser signe là un ouvrage important, dans la mesure où il offre un cadre analytique sophistiqué pour des pratiques diplomatiques souvent stéréotypées. En outre, son livre invite toute personne désireuse de faire œuvre de diplomatie à s’interroger sur ses propres mécanismes cognitifs, une démarche toujours salutaire.

Thomas Gomart

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[1]. R. Neustadt et E. May, Thinking In Time. The Uses of History for Decision-Makers, New York, NY, Free Press, 1988.

[2]. R. Frank, « Mentalités, opinions, représentations, imaginaires et relations internationales », in R. Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, PUF, 2012, p. 345-370.