YilmazCette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (2/2014). Florence Deliancourt propose une analyse de l’ouvrage de Özcan Yilmaz, La Formation de la nation kurde en Turquie (PUF, 2013, 272 pages).

S’il existe aujourd’hui une littérature abondante sur la nation kurde, l’ouvrage d’Özcan Yilmaz apporte un éclairage original sur le long processus de formation de la conscience nationale de ce « peuple sans État ». Récompensé par le prix Pierre du Bois 2012 pour la meilleure thèse en histoire et politique internationale de l’Institut de Genève, ce livre est le résultat d’un travail de longue haleine. En s’inspirant de la théorie de la « formation des petites nations » de Miroslav Hroch, qui étudie les différentes phases au cours desquelles un mouvement national permet de transformer un « groupe ethnique non dominant » en une véritable nation, l’auteur se propose d’appliquer ce modèle de formation des nations européennes au processus national kurde.

L’émergence d’une conscience nationale propre est le résultat d’une longue évolution historique et d’une structuration identitaire reposant sur trois composantes nécessaires : politique, sociale et culturelle-linguistique. L’auteur décrit ici le cheminement du processus national kurde fragmenté théorisé par Hroch, en distinguant trois phases.

La phase A se caractérise par l’identification et la théorisation d’une histoire, d’une culture et d’une langue communes par des individus, les patriots, issus des couches sociales basses et « bénéficiaires diplômés d’une promotion sociale ». La phase B est celle de la prise de conscience, appelée « période d’agitation patriotique ». Elle est déclenchée notamment par la réaction de certaines élites kurdes qui militent pour l’adhésion par le plus grand nombre à cette nouvelle identité nationale, ainsi encouragée par un facteur générationnel permettant l’apparition des premiers programmes politiques. Enfin, la phase C marque l’émergence d’un mouvement national de masse et d’une identité politique nationale affirmée.

L’approche nouvelle et érudite de cet ouvrage détonne dans une littérature pourtant abondante sur le sujet. Le travail de l’auteur permet d’identifier distinctement les différents acteurs à l’origine de la conscience nationale kurde. À l’aide d’un corpus de mémoires, de journaux, de plaidoyers d’activistes, il développe une analyse fine des déterminants des processus sociaux à travers lesquels émerge un sentiment national kurde en Turquie. L’intensification de la « communication sociale », par la modernisation et la démocratisation de l’imprimerie, a selon lui été la clé de la diffusion d’une conscience nationale, passant d’une simple « ouverture kurde » à un « projet d’unité nationale. » De ce point de vue, les Kurdes constituent un cas intermédiaire intéressant entre l’Europe et le reste du monde.

Toutefois, l’approche de l’auteur reste très théorique et scolaire, et l’on peut regretter que l’analyse se soit cantonnée au simple prisme turc. Comment le processus national kurde de Turquie se situe-t-il par rapport aux expériences irakienne et syrienne ? Le sentiment national kurde est-il vraiment né seulement en 1848 à l’occasion de la publication du journal Kurdistan, sans autre signe avant-coureur ?

En prenant le parti de ne se référer qu’aux travaux de Hroch, l’auteur donne l’impression de se cacher derrière les théories européennes de son mentor – la pertinence de leur application dans ce contexte étant de surcroît mise en question par ce dernier dès la préface. Le sens de l’histoire semble ainsi un peu forcé et le parti pris théorique limite finalement la compréhension du mouvement national kurde. L’auteur perd ainsi l’occasion de proposer de nouveaux concepts et d’établir une véritable théorie nationale alla kurda.