Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2014). Alain Antil propose une analyse de l’ouvrage d’Achille Mbembe, Critique de la raison nègre (La Découverte, 2013, 268 pages).

Cet ouvrage est le dernier opus d’une trilogie sur le politique en Afrique subsaharienne et la place du continent dans le monde, après De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique en Afrique (Karthala, 2000) et Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (La Découverte, 2010).

Le présent essai déroutera ceux qui ne connaissent pas l’auteur : profond, touffu, avec une belle intensité d’écriture, il s’emploie à décrire la place paradoxale de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui, en revenant sur la figure du « nègre », réceptacle de toutes les représentations européennes de l’Afrique et de l’homme noir.

L’originalité d’Achille Mbembe est de peindre cette figure, qui s’est lentement élaborée du XVIIe au XIXe siècle, à partir d’une grande variété d’angles, de registres et d’auteurs : place de l’esclavage dans le capitalisme européen, élaboration de l’idéologie racialiste, naissance d’une économie atlantique, réappropriation de stéréotypes européens dans l’auto-définition des peuples africains, etc.

Mbembe se réclame de patronages intellectuels variés : Gilles Deleuze, Michel Foucault, les postcolonial studies, Aimé Césaire, Marcus Garvey, Frantz Fanon ou encore Fabien Eboussi Boulaga, pour réaliser une véritable ontologie du nègre. Citons en particulier les chapitres 1 et 2 concernant la mise en place de l’idéologie racialiste et l’émergence du nègre (l’esclave) dans la pensée européenne. Le substantif « nègre » aura joué différents rôles : « […] il aura servi à désigner non pas des personnes humaines comme toutes les autres mais une humanité (et encore) à part d’un genre particulier ; des gens qui par leurs apparences physiques, […] et leurs manières d’être au monde semblaient témoigner de la différence dans sa brute manifestation – somatique, affective, esthétique et imaginaire. Ceux que nous appelons “les Nègres” nous seront apparus comme des gens qui, précisément du fait de leur différence ontique, représentaient jusqu’à la caricature le principe d’extériorité (par opposition au principe d’inclusion). Il nous aura été par conséquent très difficile d’imaginer qu’ils fussent comme nous ; qu’ils fussent des nôtres. […] Mise à part, mise à l’écart, part à part – c’est ainsi que le Nègre en vint à signifier, en son essence, […] l’injonction de la ségrégation. »

On retiendra également les chapitres 3 et 4, où l’auteur montre comment les sociétés africaines, dans leurs discours, reprennent des catégories raciales. « Dans la justification du droit à la souveraineté et à l’autodétermination et dans la lutte pour accéder au pouvoir, deux catégories centrales seront alors mobilisées : d’une part la figure du Nègre en tant que “volonté souffrante” et sujet victimaire lésé ; et d’autre part la reprise et le redéploiement, par les Nègres eux-mêmes, de la thématique de la différence culturelle dont on vient de voir qu’elle était au cœur des théories coloniales de l’infériorité et de l’inégalité ». Il semble que les Africains ne peuvent se définir sans convoquer la colonisation : « Plus radicalement, dans les textes canoniques nègres, la colonie apparaît toujours comme la scène où le moi fut dérobé de sa teneur et remplacé par une voix dont le propre est de prendre corps dans un signe qui détourne, révoque, inhibe, suspend et enraye toute volonté d’authenticité. C’est la raison pour laquelle, dans ces textes, faire mémoire de la colonie, c’est presque toujours se souvenir d’un décentrement primordial entre le moi et le sujet. »

Ce texte, comme le reste de la trilogie, est appelé à devenir un classique.

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