Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Tristan Aureau propose une analyse de l’ouvrage de Henry Kissinger, World Order (Penguin Press, 2014, 432 pages).

En 1954, Henry Kissinger, alors doctorant à Harvard, soutenait une thèse consacrée à la diplomatie européenne entre 1812 et 1822. Soixante ans plus tard, la publication de son dernier ouvrage souligne avec force la cohérence de la pensée de celui qui, entre-temps, est devenu le conseiller à la sécurité nationale (1968-1973) puis le secrétaire d’État (1973-1977) le plus influent que les États-Unis aient connu. Il est en effet frappant de constater à quel point les spécificités de l’ordre international apparu en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècles continuent de constituer le cadre conceptuel à l’aune duquel Kissinger analyse les évolutions du monde contemporain. Le principal intérêt de l’ouvrage réside d’ailleurs dans cette mise en perspective historique et dans l’armature théorique qui la sous-tend, bien plus que dans les anecdotes personnelles, fort rares, ou dans le commentaire des crises actuelles, généralement laconique. Écrit par l’un des chefs de file de l’école réaliste des relations internationales, aujourd’hui âgé de 91 ans, cet ouvrage aux accents de testament est pour le moins sombre, l’essentiel du propos tenant à l’idée que l’ordre westphalien, reposant sur l’égalité entre États souverains, est en voie d’éclatement, sans qu’aucune conception partagée de l’ordre mondial ne vienne s’y substituer.

Comme Raymond Aron en son temps, Kissinger met en lumière la manière dont a été conçu l’ordre mondial à travers les siècles et les continents. Pour lui, un tel ordre repose nécessairement sur deux composantes indissociables : des normes agréées par l’ensemble des participants qui en garantissent la légitimité, et un équilibre des forces qui incite chacun à faire preuve de réserve tout en empêchant que l’un d’entre eux ne prenne le pas sur les autres. Le défi tient à ce qu’un consensus sur les normes régissant l’ordre mondial est d’autant plus difficile à atteindre que les divergences culturelles entre les participants sont fortes.

Si Kissinger reste aussi attaché à l’ordre international né en Europe au XVIIsiècle, c’est précisément qu’il est à ses yeux le seul qui permette d’établir des relations stables entre des unités politiques hétérogènes. Le principe d’égalité entre États souverains, consacré à l’issue de la guerre de Trente Ans par les traités de Westphalie signés en janvier et en octobre 1648, fait en effet abstraction de ces différences, ce qui explique qu’il constitue encore aujourd’hui l’un des fondements du système international. Ce principe ne conserve toutefois sa pleine portée qu’à condition de reposer sur un équilibre entre les puissances, auquel ont été particulièrement attentifs des hommes d’État (Richelieu, Metternich, Bismarck) dont Kissinger brosse avec talent les portraits, comme il avait déjà pu le faire dans Diplomacy (Simon & Schuster, 1994). Or, au lendemain de deux guerres mondiales qui ont laissé les États européens exsangues, ces derniers ont rompu avec ces principes, mutualisant de larges pans de leur souveraineté au profit d’une organisation supranationale : l’Union européenne (UE). Sur ce point, Kissinger persiste dans le scepticisme que lui inspire, depuis son origine, la construction européenne et que partage, par exemple, un Robert Kagan : suscitant peu d’émules dans les autres régions du monde – ce qui est plus que discutable –, l’UE aurait renoncé à la puissance et n’aurait plus, au fond, d’autre choix que de s’allier aux États-Unis pour continuer d’exister sur la scène internationale.

Paradoxalement, cet abandon par l’Europe des principes de l’ordre westphalien à l’issue des deux guerres mondiales n’a pas empêché la diffusion de ceux-ci dans des régions du monde où prévalaient jusqu’alors d’autres conceptions de l’ordre mondial. Kissinger relève ainsi que l’apparition de l’islam au VIIsiècle a donné naissance à une conception autonome de cet ordre, fondée sur l’instauration d’un empire homogène – le califat –, au sein duquel se trouvait abolie la distinction entre le séculier et le religieux, et qui avait vocation à s’étendre à la terre entière. Opposé en tous points à son homologue westphalien, cet ordre islamique a longtemps prévalu au Proche et au Moyen-Orient sous la forme de l’Empire ottoman. Son effondrement au lendemain de la Première Guerre mondiale n’en a pas moins conduit à l’instauration des principes de l’ordre westphalien dans cette région du monde, le traité de Sèvres posant en 1920 les bases d’un Proche-Orient composé d’États souverains. Il reste que plusieurs acteurs n’ont depuis lors cessé de contester la diffusion de ces principes, et de se prévaloir de ceux de l’ordre islamique. Tel est notamment le cas de l’Iran depuis la révolution de 1979, sur lequel Kissinger revient longuement en insistant sur la nécessité que cet État ne se dote pas de l’arme nucléaire. Tel est également le cas, dans une autre mesure, des mouvements djihadistes radicaux : Kissinger propose ainsi de lire la remise en cause des frontières actuelles de l’Irak et de la Syrie par l’État islamique (EI) comme l’affrontement entre deux conceptions de l’ordre mondial.

À la différence du Proche et du Moyen-Orient, l’Asie est aujourd’hui le continent sur lequel les principes de l’ordre westphalien trouvent, selon Kissinger, leur traduction politique la plus ferme. Cette région du monde a pourtant longtemps été porteuse d’une conception autonome de l’ordre international, reposant sur la centralité de l’empire du Milieu (Zhongguo), placé au sommet des relations hiérarchiques avec ses voisins, auxquels il revenait de témoigner leur déférence par le versement de tributs. Cette conception s’est trouvée profondément bouleversée par l’influence occidentale : celle-ci a conduit le Japon de l’ère Meiji à se transformer pleinement en un État moderne, aujourd’hui désireux de normaliser son rôle sur la scène internationale, après avoir été placé sous domination américaine depuis 1945 ; cette influence occidentale a également fait de l’Inde un État unifié, devenu une puissance régionale de premier plan, et qui cherche désormais à étendre son pouvoir dans un arc allant du Moyen-Orient à Singapour. Quant à la Chine, à laquelle Kissinger a récemment consacré un ouvrage (On China, Penguin, 2011), elle est en passe de retrouver son rôle historique, après avoir été considérablement affaiblie au début du XXsiècle. L’auteur reste toutefois très prudent quant aux bouleversements qu’est susceptible d’engendrer dans la région l’ambition stratégique de Xi Jinping ; il préfère insister, sans surprise, sur le fait que la Chine et les États-Unis constitueront les deux piliers de l’ordre mondial à venir, et qu’il revient à leurs gouvernements respectifs d’œuvrer pour leurs intérêts communs, au-delà de leurs divergences de fond, sur la Corée du Nord ou sur la diffusion des valeurs démocratiques.

Naturellement, Kissinger s’attarde sur la politique étrangère des États-Unis – « puissance ambivalente » –, dont il continue de disséquer la tension fondamentale, et devenue classique, entre idéalisme – diffusion des valeurs démocratiques – et réalisme – promotion rationnelle des intérêts stratégiques. Le lecteur averti ne sera pas surpris de retrouver ici les critiques adressées par l’auteur au courant idéaliste, dont il regrette qu’il fasse abstraction des réalités géopolitiques tout en reconnaissant qu’il ne cesse d’inspirer les discours de chacun des présidents américains ayant succédé à Woodrow Wilson. Le lecteur ne sera pas plus étonné par l’admiration professée par Kissinger envers les tenants du courant réaliste (Theodore Roosevelt ou George Kennan), ainsi que par sa défense du bilan, pourtant contesté, de la présidence de Richard Nixon. Plus étonnante est, en revanche, la grande mansuétude dont il fait preuve à l’endroit du président George W. Bush, auquel il adresse son « respect et son affection personnelle », tout en reconnaissant que la guerre en Irak, à laquelle il était personnellement favorable, fut une profonde erreur stratégique. Cette mansuétude contraste singulièrement avec la sévérité des jugements prononcés sur l’administration Obama, accusée d’avoir précipité le chaos en Afghanistan et en Irak pour avoir cherché à s’en extraire sans stratégies suffisamment claires.

En définitive, cet ouvrage offre une réflexion d’une ampleur peu commune, nourrie par une longue expérience au sommet de l’État américain. On pourra sur ce point regretter que l’auteur ne se livre pas plus au jeu des confidences et ne lève nullement le voile sur les relations qu’il continue d’entretenir avec les dirigeants internationaux. Plus substantiellement, on relèvera que l’importance accordée aux États réduit à la portion congrue l’analyse du rôle grandissant d’acteurs non étatiques au sein du système international, et que les grilles d’analyse avancées s’avèrent peu opérantes envers les problématiques transnationales (environnement, épidémies, mondialisation financière). Le dernier chapitre, consacré partiellement au cyberespace, est à ce titre symptomatique, en ce qu’il analyse l’influence des réseaux numériques sur les États et leurs dirigeants, tout en restant silencieux sur leurs effets sur les sociétés. Comme le soulignait Hillary Clinton dans une recension de cet ouvrage parue dans le Washington Post, Kissinger demeure néanmoins un analyste incontournable des relations internationales, et il est à cet égard révélateur que celle qui sera probablement la prochaine candidate démocrate aux élections présidentielles américaines se revendique de son héritage.

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