Cette recension d’ouvrages est issue de Politique étrangère (2/2015). Myriam Benraad, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM, CNRS), propose une analyse croisée de deux ouvrages : celui de Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire (Paris, La Découverte, 2015, 187 pages) et celui de Patrick Cockburn, Le Retour des Djihadistes. Aux racines de l’État islamique (Paris, Équateurs, 2014, 174 pages).
Dans l’abondance d’essais, de récits et de témoignages récemment publiés autour de l’État islamique[1], les ouvrages de Pierre-Jean Luizard et Patrick Cockburn sont particulièrement bienvenus. Rédigés par le spécialiste de l’Irak le plus reconnu de sa génération en France pour le premier, et par un journaliste intimement familier des crises qui déchirent le Moyen-Orient depuis déjà plusieurs décennies pour le second, ils se distinguent par leur sérieux et la rigueur de leur démonstration. Les approches du phénomène djihadiste proposées par ces deux auteurs se complètent : tandis que Luizard illustre, à travers son argumentaire, en quoi l’Occident est tombé dans le « piège Daech », fruit du « retour de l’Histoire » selon lui, Cockburn met en avant la duplicité de ce même Occident qui a longtemps soutenu – et continue à soutenir – des puissances régionales étroitement liées à la mouvance radicale.
À travers un propos documenté et concis, Luizard vient combler les incompréhensions qui peuvent encore subsister concernant les conditions d’émergence et de développement de l’État islamique, ainsi que son fonctionnement interne et ses structures. Il y a encore un an, ce dernier était méconnu du grand public. Il a fait une entrée fracassante dans l’actualité internationale avec la chute de Mossoul le 10 juin 2014 et la conquête d’un vaste pan de territoire s’étendant entre l’Irak et la Syrie. S’il se penche nécessairement sur ces événements encore brûlants, Luizard relève le pari de rompre avec les commentaires à chaud en faisant « dialoguer l’actualité immédiate et la grande Histoire ». Historien et fin connaisseur du monde arabe et musulman, il ne se contente ainsi pas d’éclairer la réalité de cet « État » islamique, transformé en « califat » par ses concepteurs, mais réintroduit son irruption dans un continuum. L’État islamique n’est-il pas, de fait, le produit macabre d’une déliquescence plus ancienne des États nés du colonialisme au Moyen-Orient, dont l’Irak et la Syrie demeurent les symboles ? L’auteur réussit avec brio à mettre au jour des logiques moins visibles, locales et globales, sociales et religieuses, dont les racines remontent au début du xxe siècle, à l’époque où Français et Britanniques esquissaient secrètement les frontières contemporaines de la région.
La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur une remise en perspective des origines de l’État islamique, issu de la mouvance irakienne d’Al-Qaïda et autoproclamé sur plusieurs provinces du pays en octobre 2006. Depuis la disparition de son premier émir Abou Omar Al-Baghdadi, tué en avril 2010 dans un raid américain, c’est Abou Bakr, prédicateur salafiste originaire de Samarra, qui en a pris la tête. Luizard rappelle à cet effet la centralité du contexte irakien dans l’essor de ce que l’on nommera communément par son acronyme arabe « Daech » – l’État islamique en Irak et au Levant (Dawla islamiyya fi al-‘Iraq wa al-Cham). Entre marginalisation chronique des sunnites depuis le renversement de Saddam Hussein, « communautarisation » excessive du nouveau champ politique en faveur des chiites et des Kurdes, dérive autoritaire et répressive de l’ancien Premier ministre chiite Nouri Al-Maliki et faiblesse généralisée des institutions, synonyme de toutes formes d’abus, la situation était propice à l’offensive des djihadistes. Luizard décrit parfaitement la détérioration continue du climat politique à Mossoul à l’aube de la crise, qui a contribué à la passivité des tribus et civils face à l’avancée de l’État islamique – quand ceux-ci n’ont pas directement collaboré avec ses membres contre l’armée et le gouvernement.
Au-delà de l’Irak et de la Syrie, l’État islamique entend redessiner le Moyen-Orient, dont il rejette la géographie née des calculs coloniaux et du démembrement de l’Empire ottoman. Son autre objectif est d’internationaliser le conflit, d’autant que ses combattants ont été arrêtés aux portes de Bagdad à l’été 2014 et que s’est organisée la contre-offensive armée, tout d’abord kurde, puis chiite, puis internationale avec la formation d’une large coalition conduite par les États-Unis. Le « retour de l’Histoire » évoqué par Luizard ne consiste pas uniquement en une vengeance contre l’occupation étrangère en Irak et contre le sort des sunnites dans ce pays, mais aussi en une revanche contre les accords Sykes-Picot[2] et les engagements trahis des Européens qui avaient promis l’indépendance aux Arabes à l’issue de la Grande Guerre. Al-Baghdadi entend ainsi entraîner l’Occident dans un véritable « choc de civilisations ».
Les États du Moyen-Orient, à maints égards artificiels et construits contre leurs sociétés, ravagés par l’autoritarisme sous couvert d’indépendance nationale, et finalement rattrapés par le confessionnalisme, s’évanouissent inlassablement face à ce califat sunnite débarrassé des influences extérieures et des « obstacles » intérieurs – chiites, chrétiens, yézidis, tous mécréants aux yeux des salafistes qui pourchassent et persécutent sauvagement ces communautés au nom de la défense d’une unicité (tawhid) aux accents totalitaires. Prônant un retour à l’islam des origines et une application rigoureuse de la chari‘a, ceux-ci visent l’édification d’un État au sens strict du terme, doté d’un territoire, d’une armée équipée et entraînée, de ressources économiques et financières, et d’un personnel administratif pour le régir. Daech se pose aussi comme une internationale révolutionnaire pour tous les opprimés à travers le monde, usant d’une communication hypersophistiquée et volontairement choquante par la mise en scène d’actions barbares ; il s’agit, par la violence, de glorifier un passé mythique et d’attirer dans ses rangs tous ceux qui souhaitent en découdre avec le système. En cela, l’État islamique a su susciter une réaction de l’Occident, piégé et incapable de résoudre la crise au Moyen-Orient.
Si Luizard étaie sa thèse avec conviction, doit-on réellement considérer Daech comme un « piège », considération faite de la responsabilité également très lourde des Occidentaux dans l’expansion du djihadisme depuis la fin des années 1980 ? C’est à cette question que Cockburn, journaliste de renom, tente précisément de répondre. Outre un retour tout aussi fouillé sur les origines de l’État islamique, constitué sur les ruines de l’invasion militaire américaine de 2003 et assimilé à « une version proche-orientale du chaudron des sorcières de Macbeth », l’auteur insiste sur le rôle écrasant joué par les États-Unis et l’Occident au sens large. En démantelant l’armée irakienne au début du conflit, Washington a mis à bas un État irakien traditionnellement dirigé par des élites sunnites et a pavé la voie au chaos. Cockburn fait bien aussi de rappeler la responsabilité de nos « alliés » actuels, dont l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe, dans la naissance du monstre djihadiste. Ces « parrains idéologiques et financiers des djihadistes » ont ironiquement fini par prendre peur face au « Frankenstein » qu’ils ont engendré. En face, l’Iran et ses relais chiites apparaissent comme les principaux bénéficiaires de cette expédition occidentale contre la barbarie ; de fait, le réengagement de l’Occident au cœur du Moyen-Orient s’insère dans le droit fil des fiascos qui l’ont précédé et dont les conséquences imprévisibles ne sont plus à démontrer.
En six chapitres, Cockburn retrace les étapes du passage d’un groupe insurgé sunnite tout d’abord minoritaire dans le paysage de la violence armée en Irak et rejeté par les autres factions nationalistes et islamistes, à une organisation militaire et politique surpuissante. Il s’appuie, comme Luizard, sur ses nombreuses enquêtes de terrain dans la région et sur une observation fine de ses réalités, que certains cercles stratégiques occidentaux, du haut de leurs concepts idéologiques tantôt sommaires et abstraits, tantôt volontiers manichéens, ont refusé d’accepter et peinent encore à appréhender. Aux antipodes de ce que beaucoup avaient prédit, le régime de Bachar Al-Assad – dont Cockburn reconnaît le caractère criminel tout en rappelant que la dictature baasiste en Syrie ne saurait se résumer à la communauté alaouite et à son soutien au tyran – ne s’est pas effondré. De même, Daech n’a pas jailli du néant, mais a construit sa popularité sur l’impasse politique, l’incompétence des élites, la corruption endémique et la brutalité des forces armées répondant du pouvoir de Bagdad et Damas.
Enfin, comme le mentionne très justement l’auteur, la tentative de promotion d’une opposition dite « modérée » dans ces pays n’a pas abouti en raison de la confessionnalisation extrême des dynamiques conflictuelles et du « détournement » des deux soulèvements irakien et syrien par les combattants ayant fait allégeance à l’État islamique ou à d’autres formations djihadistes. À ce titre, la promotion du wahhabisme par le royaume saoudien et ses partenaires sunnites dans la péninsule au détriment d’autres courants de pensée de l’islam, conjuguée à l’appui militaire malgré tout apporté par l’Occident à ces États en contrepartie d’opportunités commerciales et de bases militaires, ne sont aucunement dissociables de la « longue période de fermentation » dans laquelle le Moyen-Orient semble être entré. Luizard et Cockburn sont formels : il sera extrêmement difficile d’extraire la région du tourbillon dans lequel Daech l’a emportée.
[1]. Il serait trop long de dresser ici une liste exhaustive des titres disponibles, mais en voici trois d’intérêt et en français : L. Napoleoni, L’État islamique. Multinationale de la violence, Paris, Calmann-Lévy, 2015 ; Ph. Bannier et F. Balanche, L’État islamique et le bouleversement de l’ordre régional, Paris, Éditions du Cygne, 2015 ; O. Hanne et Th. Flichy de la Neuville, L’État islamique. Anatomie du nouveau califat, Paris, Bernard Giovanangeli, 2014.
[2]. Accords secrets conclus le 16 mai 1916 entre le Royaume-Uni et la France et prévoyant le démantèlement de l’Empire ottoman.
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