Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (2/2016). Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage de M. Sükrü Hanioglu, Atatürk (Paris, Fayard, 2016, 288 pages).

AtaturkPère fondateur de la république de Turquie, Mustafa Kemal Atatürk a inspiré d’innombrables biographes plus ou moins talentueux, et l’on est tenté au premier abord de se demander s’il était nécessaire de lui consacrer un nouvel ouvrage. Tout n’a-t-il pas déjà été dit sur l’homme, de sa jeunesse d’officier idéaliste à ses multiples réformes, en passant par son rôle crucial dans la bataille des Dardanelles ?

Or c’est bien des récits stéréotypés aux limites de l’hagiographie que Sükrü Hanioglu, professeur d’histoire ottomane à l’université de Princeton, s’éloigne résolument. Le mythe kémaliste, encore très vivace en Turquie, a tendance à présenter Atatürk comme un visionnaire isolé, en avance sur son époque et ses contemporains. À travers sa « biographie intellectuelle », l’auteur entend tout d’abord nuancer cette approche. Il montre que les idées d’Atatürk étaient au contraire partagées, certes pas par la majorité des Ottomans mais par une frange non négligeable de sa génération, avide de sciences et de modernité. La vision kémaliste n’est pas une exception sortie de quelque intuition géniale, mais plutôt le prolongement des idées nouvelles apparues dans l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, idées que l’auteur présente en détail.

Suivant un plan vaguement chronologique, l’ouvrage s’intéresse largement aux penseurs ottomans et européens qui ont influencé le jeune Mustafa Kemal, et guidé ses actions ultérieures. Il éclaire en particulier l’éclectisme de ces sources, qui vont de l’obscur naturaliste allemand Ludwig Büchner à Ziya Gökalp, figure majeure du turquisme. Il replace ainsi l’œuvre kémaliste dans le contexte intellectuel et idéologique de son époque, marquée tout à la fois par le scientisme, l’émergence des nationalismes, et une fascination grandissante pour la modernité européenne. Pour Sükrü Hanioglu, le vrai mérite d’Atatürk est d’avoir su faire de cet ensemble disparate un corpus intellectuel relativement cohérent pour jeter les bases d’un régime nouveau.

On s’intéressera particulièrement au chapitre consacré au « communisme musulman », car il éclaire un pan relativement méconnu de la pensée kémaliste : son rapport à l’idéologie communiste, et à la Russie bolchévique qui en était alors le fer de lance. On y découvre un dirigeant pragmatique et réaliste, qui s’autorise quelques contorsions idéologiques en échange d’un soutien russe fort utile en pleine guerre d’indépendance. Ce réalisme – ou ce cynisme – géopolitique perdurera tout au long de l’ère kémaliste. Par certains aspects, il préfigure les hésitations ultérieures d’une Turquie qui, tout en tournant son regard vers l’Ouest, aura régulièrement la tentation de se trouver des appuis à l’Est.

Publiée aux États-Unis dès 2011, Atatürk: An Intellectual Biography méritait bien d’être enfin traduite en français. Riche en enseignement sur l’histoire intellectuelle de l’Empire ottoman, elle permet de comprendre les influences idéologiques qui ont accouché de la Turquie contemporaine. Démythifié, Atatürk y apparaît davantage comme un dirigeant audacieux marqué par ce foisonnement d’idées nouvelles que comme leur inspirateur. Ce qui, du reste, ne diminue guère son mérite mais permet de rappeler que les grandes entreprises politiques ne peuvent être dissociées d’un contexte idéologique donné.

Aurélien Denizeau

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