Découvrez la recension qui ouvre le dossier Lectures du numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2016). Jean Klein propose une analyse de l’ouvrage de Justin Vaïsse, Zbigniew Brzezinski. Stratège de l’empire (Paris, Odile Jacob, 2015, 424 pages).
Ce livre procède d’une thèse d’habilitation à diriger des recherches et se présente comme un modèle de biographie politique. L’auteur a eu la bonne fortune de rencontrer Zbigniew Brzezinski à l’époque où il était directeur de recherche à la Brookings Institution de Washington, de 2007 à 2013. Les relations étroites qu’il a nouées avec lui et la possibilité d’accéder à ses archives personnelles l’ont incité à concrétiser son projet : mettre en évidence le rôle des personnalités universitaires qui ont incarné le renouvellement intellectuel, sociologique et politique de la diplomatie américaine pendant la guerre froide, et supplanté dans une certaine mesure les membres de l’establishment traditionnel.
Dans cette nouvelle élite, Henry Kissinger avait retenu l’attention par ses travaux sur les stratégies nucléaires dans le cadre du Center for International Affairs de Harvard, avant de devenir conseiller pour les affaires de sécurité de Richard Nixon, puis secrétaire d’État dans l’administration Ford. Son collègue Brzezinski, fils d’émigrés polonais, s’était imposé de son côté comme un analyste rigoureux du système soviétique, et se souciait également de peser sur les décisions de son pays d’adoption, notamment dans le domaine des relations Est-Ouest. Ainsi plaidera-t-il avec constance en faveur d’une « politique d’engagement pacifique » dont l’objectif était de créer les conditions d’un relâchement du contrôle de l’URSS sur les pays satellites et de favoriser ainsi leur émancipation à terme.
Mais Brzezinski ne s’est pas cantonné dans la défense d’une politique tendant à la libération des nations captives d’Europe centrale et orientale. Tout au long de sa carrière, il a nourri des ambitions plus vastes, et s’est attaché à l’élaboration d’une stratégie globale dont la visée était la préservation de la position dominante des États-Unis sur « le grand échiquier » du monde. À cet égard, le titre de « stratège de l’empire » que lui attribue Justin Vaïsse est parfaitement justifié. Il reste à se demander si Brzezinski a su faire prévaloir ses vues auprès des décideurs dont il était proche, et si sa vision d’un ordre mondial placé sous le double signe d’un « humanisme planétaire » et du « réalisme de la puissance » se reflète dans la politique menée par le président Carter à l’époque où il était son conseiller pour les affaires de sécurité.
Pour répondre à ces questions, le livre de Justin Vaïsse est une source d’informations irremplaçable. L’auteur retrace avec minutie le parcours universitaire et politique de Brzezinski, et brosse de lui un portrait qui éclaire les multiples aspects de sa personnalité. Ainsi, son anticommunisme plonge ses racines dans le souvenir des épreuves subies par sa patrie pendant la Seconde Guerre mondiale, et ne pouvait que se perpétuer après l’assujettissement de la Pologne au pouvoir soviétique. Toutefois, ses préventions contre l’URSS et son appartenance au camp des « faucons » selon la terminologie de l’époque, ne l’ont pas détourné d’une approche pragmatique, dès lors qu’il s’agissait de pratiquer la coexistence pacifique avec l’adversaire idéologique et d’exploiter les ressources de la diplomatie pour mettre un terme à la guerre froide.
Enfin, Justin Vaïsse s’attache à donner une vue d’ensemble des contributions scientifiques de Brzezinski à l’analyse des relations internationales, et décrit les fluctuations de ses engagements politiques, en mettant l’accent sur le rôle qu’il a joué dans l’élaboration de la politique étrangère américaine. En conclusion il estime que le bilan de son action est positif, tout en prenant ses distances par rapport à certaines de ses initiatives et en ne dissimulant pas les controverses qu’elles ont suscitées dans les milieux intellectuels et politiques, aussi bien aux États-Unis que chez leurs alliés.
Si l’on se préoccupe de l’avenir des relations entre l’Europe et la Russie, on ne saurait ignorer les recommandations que Brzezinski formule dans son livre Le Grand Échiquier pour consolider « la victoire des États-Unis dans la guerre froide », et leur conférer une position dominante dans la zone eurasiatique, qualifiée jadis de « cœur du monde » par le géopoliticien Halford Mackinder. Il est clair que l’application d’un tel modèle ne serait pas de nature à faciliter la gestion de la crise ukrainienne et risquerait de compromettre l’instauration d’un nouvel ordre de sécurité sur le continent européen. C’est dire l’actualité du livre de Justin Vaïsse, dont on ne saurait trop recommander la lecture.
Jean Klein
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