Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Frédéric Charillon propose une analyse du nouvel ouvrage de Gilles Kepel, La Fracture (Gallimard/France Culture, 2016, 288 pages).
Après le succès de son Terreur dans l’Hexagone (2015) et bien d’autres travaux de référence, Gilles Kepel publie en les retravaillant (augmentées d’un prologue et d’un épilogue inédits) ses chroniques pour France Culture, qui accompagnèrent une actualité tragique marquée par de nombreux attentats, de septembre 2015 à juillet 2016, de la tuerie de Charlie Hebdo jusqu’à l’assassinat du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray, en passant par Nice. Plus qu’un nouveau livre sur l’islamisme, c’est là une réflexion de sociologie des relations internationales qui nous est offerte. D’autres voient dans les attentats récents soit l’effet boomerang d’une politique étrangère française colonialiste – et donc coupable –, soit le maquillage religieux superficiel d’une délinquance classique.
Gilles Kepel insiste sur l’interdépendance, la rencontre et la collusion tout à fait singulières entre un terrain politico-social et une entreprise djihadiste internationale, et principalement moyen-orientale, déjà ancienne, avec ses stratèges, ses doctrines, ses méthodes assumées. Molenbeek ne se comprend pas sans un détour par Raqqa, ni les attentats de Nice sans la compréhension dans le texte du théoricien islamiste Abu Musab Al-Suri. La diagonale qui va des prisons et banlieues françaises jusqu’aux camps d’entraînement mésopotamiens ou autres, est centrale. Le djihadisme de troisième génération laisse ses acteurs micro-sociaux planifier eux-mêmes leurs actions – quitte à subir quelques contretemps par amateurisme –, mais parce que cette méthode gangrène la société, elle sème le doute, la division. Cette entreprise fait dans l’Hexagone la rencontre explosive de son contraire : celle de l’enfermement et de la xénophobie nationalistes et populistes. Les deux pôles se nourrissant mutuellement.
Mais c’est également depuis Istanbul, Rabat, Moscou, Genève, Orlando, le Golfe ou Téhéran, où l’auteur s’est rendu, qu’il faut embrasser ce phénomène. Un phénomène qui menace aujourd’hui de façon parfaitement voulue l’équation sociétale française. Dans sa démonstration, Gilles Kepel, a ses coups de gueule récurrents. Contre une caste de politiciens « principalement intéressée à la perpétuation de ses privilèges », « sourds et aveugles » dans leur « mépris de l’Université », « ils ne liront pas ce livre, comme ils n’en lisent aucun autre ». Contre des institutions académiques, aussi, qui ferment les programmes consacrés à l’étude du phénomène (l’auteur est revenu souvent sur le cas de Sciences Po), ou l’explorent sur le seul mode de la culpabilité, à travers les concepts réducteurs ou stigmatisants, de radicalité ou d’islamophobie.
Vladimir Poutine, les réfugiés syriens, le Premier ministre français, les trajectoires personnelles, depuis l’enfance, des auteurs d’attentats, les plans des stratèges de l’entreprise de violence qui tirent les ficelles, les réseaux sociaux, l’intégration à la française et sa jeunesse perdue, les failles belges, le terrain grec, la déchéance de nationalité, Tariq Ramadan et la Mésopotamie, se croisent sans relâche dans cette fresque qui assume sa propre complexité pour s’attaquer aux formules auto-légitimantes. Les propos de Gilles Kepel passent rarement inaperçus. Sa Passion arabe (2013) de longue date empêche de le taxer sérieusement d’islamophobie. Mais son goût de la controverse en sciences sociales reste intact.
Frédéric Charillon
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