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L’article « La guerre froide. Eisenhower et Khrouchtchev vis-à-vis » a été écrit sous pseudonyme et publié dans le numéro 1/1959 de Politique étrangère.

Tant que dure la guerre froide, c’est dans le secteur de la technique et dans celui de l’économie que mesurent leurs forces les États-Unis groupant le monde libre et l’Union Soviétique enrégimentant les états satellites. Essayons de suivre les vicissitudes de cette rivalité.

Au crédit des États-Unis s’inscrivent 40 % de la production et de la consommation mondiale. La volonté des États-Unis est de conserver relativement à l’Empire soviétique cette prépondérance d’où procède, plus ou moins directement, leur influence politique et leur puissance militaire. Quant aux Soviétiques, ils sont résolus à en venir à bout. M. Khrouchtchev s’est écrié : « Au cri de ralliement que l’on n’entend que trop : des armes, des armes ! nous répondons par le cri de ralliement : faisons du commerce ! » Commercer, c’est-à-dire produire des marchandises, accumuler des crédits extérieurs, pousser énergiquement la pénétration en pays étrangers, surtout en pays sous-développés, avec plongée occasionnelle dans des entreprises de subversion.

Depuis quelques mois, l’inquiétude s’accroît aux États-Unis quant à la réussite des mots d’ordre de M. Khrouchtchev. Nous avons sous les yeux quatre exposés de M. Allen Dulles, frère de M. J. Foster Dulles, et directeur de la Central Intelligence Agency. Il s’adresse à l’élite de ses compatriotes pour les émouvoir, les alarmer ; aux trois millions d’hommes d’affaires relevant de la Chambre de Commerce des États-Unis (12 décembre 1956), aux universitaires de Princeton (11 février 1957) et de Yale (13 février 1958), aux techniciens du Massachusetts Institute (28 avril 1958).

Voici le thème inlassablement repris : il est plus aisé de mobiliser les hommes pour faire face à une attaque militaire que de les mettre en mouvement contre l’expansion économique de l’adversaire tournant à l’intrusion organisée. Pourtant il s’agit de briser la première ligne de l’attaque soviétique, de contenir l’avant-garde occulte de l’armée rouge… Si, indûment impressionnés par le Spoutnik, nous détournions notre attention du secteur économique et le considérions comme secondaire, eh bien, le Spoutnik aurait milité au détriment de notre cause à la façon du cheval de Troie. Et voici le grand avertissement : pour la technique et l’économie, la cadence du progrès soviétique excède la cadence du progrès américain. A l’appui de cette assertion s’ouvrent les dossiers de la Central Intelligence Agency.

En 1928, l’Union Soviétique était un pays entièrement agricole. Aujourd’hui, elle se classe après les États-Unis comme puissance économique majeure sous l’égide du sixième plan de cinq ans abandonné en 1957 pour faire place à une transition vers le plan septennal de 1959-1965 avec définition d’objectifs répartis sur quinze années. La consigne de Staline avait été : priorité de l’industrie lourde. La consigne de M. Khrouchtchev est autrement ambitieuse : dans le laps de temps le plus bref, la production soviétique par tête doit être égale puis supérieure à celle des États-Unis. L’augmentation du « Produit national brut » répond à cette consigne : en 1950, le produit national brut de l’Empire soviétique représentait 33 % de l’américain ; en 1956, 40 %. Pour 1962 est prévue une proportion de 50 % et, pour 1972, de 70 %. L’accroissement annuel est de 6 à 7 % et, dans le secteur industriel, de 10 à 12 %. Le double de celui dont nous pouvons faire état, conclut M. Dulles.

Mais, sur la croissance russe, ces chiffres ne suffisent pas à dire toute la vérité. Le consommateur soviétique n’absorbe que la moitié de la production nationale tandis que le consommateur américain en retient les deux tiers pour son usage personnel. En Union Soviétique, les investissements prennent une autre direction qu’aux États-Unis : par exemple, la métallurgie est incomparablement favorisée. Deux fois plus de produits sont alloués à la défense militaire. Et les machines-outils sortant des usines sont deux fois plus nombreuses. Au total, dans le premier trimestre de 1958, la production industrielle soviétique a dépassé de 11 % ce qu’elle fut en 1957 tandis que la production industrielle américaine baissait, elle, de 11 %. Dans le premier trimestre de 1958, Union Soviétique et Chine prises ensemble, ont produit pour la première fois plus d’acier que l’Amérique.

Ne nous étonnons pas, conclut M. Dulles, que, tirant parti de cette base industrielle en expansion, le Kremlin soit à même d’agir de plus en plus vigoureusement dans les pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Point de contrôle parlementaire, point d’obligation de consulter des comités ! Libre au Kremlin de saisir l’occasion à la volée. Ainsi l’équivalent de deux milliards de dollars fut-il investi dans l’espace de trois ans en aide militaire et économique à l’extérieur du bloc communiste, investi dans les troubles intérieurs, en Égypte, en Syrie, en Afghanistan, au Yémen avec 3 000 techniciens lancés à la rescousse. Et peu importe ce qu’il advient des communistes locaux. En 1957, le colonel Nasser les mit hors la loi : il n’en empocha pas moins des sommes évaluées à 170 millions de dollars. Les procédés des états capitalistes sont employés : action de la Bank of China, manigances de la Banque pour les pays du Nord.

En conclusion, Allen Dulles compare les Soviétiques aux Spartiates pour l’intensité du sacrifice. Il exhorte ses compatriotes à les imiter.

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Les deux grands exécutifs qui se font face, l’un ayant derrière lui le monde libre et l’autre, les États communistes, sont, à tout prendre, des exécutifs monocéphales.

La démocratie américaine diffère profondément de la britannique et de la française. Libre au Congrès de se refuser, à voter lois nouvelles et projets budgétaires. Il gêne l’action présidentielle mais il ne l’arrête pas. Aux États-Unis, l’affirmation de la puissance nationale est liée à l’affirmation de la puissance présidentielle. Les noms de Théodore Roosevelt, Woodrow Wilson, Franklin Roosevelt, Truman proclament ce fait.

L’Union Soviétique n’a que quarante années d’existence. Son régime n’est pas encore définitivement cristallisé. Mais, de nos jours, ceux qui la gouvernent sont dominés, quoi qu’ils prétendent, par l’exemple, l’image, le modèle de l’autocratie stalinienne, une des grandes forces conquérantes de l’histoire. Staline est mort le 3 mars 1953. En réaction contre tant de sang et de terreur, un gouvernement collégial fut constitué. Il n’en a eu que pour quatre ans. Aujourd’hui, le pouvoir personnel de Nikita Khrouchtchev atteint à l’absolutisme. Le 16 mars 1958, l’élection du Soviet suprême (renouvelé dans la proportion des deux tiers) a tourné au plébiscite en sa faveur. Jusque-là, il se contentait d’être le premier secrétaire du parti communiste. Le 27 mars, il est devenu président du Conseil, cumulant les deux fonctions à l’instar de Staline.

Théoriquement tout au moins, Eisenhower et Khrouchtchev sont à deux de jeu.

Certes, on ne saurait apprécier les chances et possibilités respectives de la politique américaine et de la politique russe dans la mêlée internationale en se référant simplement à la valeur personnelle d’Eisenhower dans un cas et à celle de Khrouchtchev dans l’autre. Il n’en importe pas moins pour l’intelligence de ce qui se fait et de ce qui se fera d’avoir une vision aussi exacte que possible des deux personnalités telles qu’elles se projettent au poste de commandement.

Commençons par Khrouchtchev qui, dans la conjoncture internationale, représente l’innovation occasionnellement violente tandis que la défense de l’ordre établi incombe à son vis-à-vis.

Pour le juger, nous nous en remettons aux observateurs étrangers, diplomates apostés à Moscou, ministres occidentaux en visite, qui traitèrent avec lui. L’an dernier encore, leurs opinions étaient assez partagées. Maintenant, ils sont quasiment unanimes. Nous avons à faire, disent-ils, à un homme d’État dans la pleine acception du terme : intelligence, volonté, suite dans les desseins, connaissance précise des dossiers, parole facile, vivacité des répliques et réparties. Il peut s’engager dans des discussions complexes sans être assisté du moindre papier. Et, d’autre part, goût de l’action. Aptitude singulière à dominer la place publique, la foule, à la grouper autour de lui, à la divertir, à l’émouvoir.

A cet égard, le voyage aux Indes de Nikita Khrouchtchev en décembre 1955 (il accompagnait le maréchal Boulganine à qui il montrait alors une grande déférence) est inoubliable. Et pourtant, une langue étrangère le séparait de la multitude. Il la captait à sa manière aristophanesque. Jadis cette virtuosité de Forum était chez Khrouchtchev une sorte de réflexe. Il pouvait y perdre aussi bien qu’y gagner, être entraîné là où il ne voulait pas aller. Après une expérience de quelque trente ans dans les cadres communistes, le réflexe est devenu moyen d’action, instrument employé à bon escient. Et sans doute la pratique de Khrouchtchev relève-t-elle plus ou moins de la phrase magnifique de Lamartine :

« II faut se séparer pour penser de la foule Et s’y confondre pour agir. »

Naguère, Nikita Khrouchtchev n’était pas estimé si haut. « Intuitif, primesautier, prompt à plonger dans de brusques initiatives » répétait-on il y a un an. « Ne le laissez pas seul dans son coin », ajoutaient les sages. « Vous pourriez avoir des surprises. Ne cessez pas de lui parler même si les paroles semblent n’aboutir à rien. » […]

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