Auteur de l’article « L’Égypte du général Sissi, entre réaction et aspirations révolutionnaires » paru dans le numéro de printemps de Politique étrangère (1/2018), Chloé Berger, docteur en science politique rattachée à la faculté du Moyen-Orient au Collège de Défense de l’OTAN à Rome, répond à 3 questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

1/ À quelques jours du scrutin pour l’élection présidentielle en Égypte (26-28 mars), la réélection du général Sissi semble jouée d’avance. Une surprise est-elle possible ?

Les expatriés égyptiens ont commencé à voter le week-end dernier et le reste de l’Égypte est appelé à se rendre aux urnes à la fin de la semaine. Le président Abdel Fattah Al-Sissi devrait être réélu sans surprise car le régime n’a pas hésité à déployer l’ensemble des moyens coercitifs et de propagande à sa disposition pour s’assurer qu’il n’y aurait pas de transition. Les candidatures potentielles, même émanant de l’armée, ont été « découragées » : l’ancien chef d’état-major Sami Annan et Ahmed Chafik ont retiré leurs candidatures, de même qu’Anwar Al-Sadat, le neveu de l’ancien président, ou encore l’avocat Khaled Ali, connu pour son engagement en faveur des droits de l’homme. Les activités du parti « Pour une Égypte forte » d’Abdel Moneim Aboul Foutouh, ont été suspendues après l’arrestation de ce dernier. Bref, les appareils sécuritaires et judiciaires ont largement usé de leurs moyens pour prévenir toute concurrence et faire taire les voix discordantes.

Les activistes Gamal Abdel Fattah et Hassan Hussein ont ainsi été accusés de faire l’apologie d’idées extrémistes et de soutenir des mouvances terroristes. L’entreprise tous azimuts de verrouillage de l’espace public a même fait quelques victimes parmi les sympathisants du régime, tel Khairy Ramadan, rappelé à l’ordre pour avoir porté atteinte à l’image de la police. Ce dernier exemple est d’ailleurs tout à fait représentatif de la campagne lancée par les juridictions égyptiennes qui ont accusé les médias de diffuser des fake news et de faire le jeu des « forces démoniaques ».

L’annonce de la candidature de Moussa Mostafa Moussa, leader du parti « Al-Ghad », durant les dernières heures précédant la clôture des dépôts de candidatures, ne doit pas faire illusion. Tout d’abord, le parti n’a que très peu de chance de l’emporter, compte tenu des faibles soutiens dont il dispose (presque une trentaine de députés à la Chambre). La déclaration de soutien de certaines tribus du Conseil national des tribus arabes est une manière de payer en retour un parti qui a été à l’initiative de la création du Conseil en 2013. Cependant, les tribus restent largement fidèles au régime : dans les zones frontalières, elles assurent souvent des missions de reconnaissance et de surveillance et entretiennent, pour la plupart, de bonnes relations avec les forces de sécurité.

Une victoire « assurée », faute de concurrent sérieux, n’empêche cependant pas le président égyptien de tenter de raffermir ses soutiens. On a ainsi vu début février, la présidence annoncer – avec le style volontariste qui la caractérise – la mise en place d’un régime de sécurité social pour les travailleurs non déclarés, c’est-à-dire presque 20 millions de personnes en Égypte.

Le scrutin du week-end prochain devrait donc confirmer le maintien d’Abdel Fattah Al-Sissi à la tête de l’Égypte. Cependant, les autorités redoutent des tentatives de déstabilisation au niveau sécuritaire.

2/ Au-delà du résultat des élections, qu’est-ce que cela révèle du fonctionnement du régime égyptien actuel ?

Au cours de ces quatre dernières années, on a assisté à une reprise en main autoritaire du pays : la mise au pas des institutions et le verrouillage de l’espace public ont atteint un point que l’Égypte n’avait pas connu depuis Nasser. Or, cette fuite en avant autoritaire s’accompagne d’une forme de personnalisation du régime qui risque, avec le temps, de réduire les soutiens du président au sein de l’appareil d’État et des forces armées.

Mais plus le régime se crispe, plus il se fragilise. Le président traverse certainement la période la plus délicate depuis son arrivée au pouvoir en 2013 : sa popularité est en chute libre, les remaniements au sein des forces armées et de l’appareil sécuritaire ont certainement fait des mécontents et les réformes économiques continuent d’affecter durement les conditions de vie quotidiennes de la très grande majorité des Égyptiens. Sur tous les grands dossiers, le régime a dû mal à matérialiser ses promesses : les revenus tirés du canal de Suez ne sont pas au rendez-vous et le chantier de la nouvelle capitale est au point mort. En effet, si la majorité des analystes économiques envisagent une reprise de la croissance pour 2018, l’amélioration des chiffres au niveau macro-économique sera essentiellement due au boom des secteurs gazier et pétrolier. Dans ce dernier domaine, il faut signaler la signature d’un récent contrat de 15 milliards de dollars pour la fourniture de gaz israélien à l’Égypte. Une mesure qui révèle toute l’ampleur des complexités auxquelles est confronté le régime qui fait face à des contraintes multiples : terrorisme, sécurité des approvisionnements en énergie et en eau, pour n’en citer que quelques-unes.

3/ Quels seront les enjeux de la politique extérieure égyptienne pour le prochain mandat ?

En dépit d’une vaste campagne offensive dans le Sinaï, engageant l’ensemble des forces armées (air, terre, mer, forces spéciales), l’armée a toutes les peines du monde à éradiquer les nombreuses menaces. Une forme d’instabilité commence par ailleurs à s’installer dans la zone frontalière avec la Libye. Le transfert à l’Arabie Saoudite des îles de Tiran et Sanafir a largement écorné l’image « nationaliste arabe » du régime. Le retour de l’Égypte au centre des négociations palestiniennes ne peut que cacher un rapprochement avec Israël dans plusieurs domaines (énergétique, sécuritaire), qui n’est pas toujours bien accepté par l’opinion publique. Enfin, en dépit des menaces, le régime a été incapable de trouver un accord avec l’Éthiopie sur la question du partage des eaux du Nil.

À la veille des élections, la réelle question qui se pose est de savoir jusqu’où ira la tentation autoritaire. Le général Sissi acceptera-t-il de quitter le pouvoir à l’issue d’un deuxième mandat ? À trop vouloir verrouiller la société et le régime, le général Sissi s’aliène des pans entiers de la société et réduit dangereusement ses soutiens au sein de l’appareil d’État et de l’armée. Au niveau socio-économique, le bilan est plus que contrasté : l’Égypte aura besoin de cinq à dix ans pour retrouver le chemin d’une croissance durable. Les défis sont considérables, résultat d’une gestion catastrophique des finances publiques au cours des décennies passées, mais aussi de l’absence de modernisation du secteur public et d’un système de planification inefficace. La croissance démographique pose des défis de taille, dont on ne voit pour l’instant que les prémices. Les infrastructures (routières, sanitaires, éducatives, etc.) ont été conçues pour accueillir une population de 45 à 50 millions d’habitants. C’est dire l’ampleur des défis qui attendent celui qui sortira vainqueur des urnes le week-end prochain.

Interview de Chloé Berger, réalisée le 20 mars 2018.