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L’article « Que faire en Indochine ? » a été écrit par Maurice Gassier, et publié dans le numéro 2/1947 de Politique étrangère.
C’est bien plus que le sort de l’Indochine qui est aujourd’hui en jeu. Du fait de ce que nous saurons réaliser en Indochine, la balance de notre destin oscillera entre deux images extrêmes. L’une est celle d’une France à la tête, par une puissance d’attraction plus sentimentale et intellectuelle que matérielle, d’un groupement de cent millions d’hommes pour lequel elle aura su trouver la formule qui lui assure un certain ordre spirituel d’unité ; l’autre est celle d’une France recroquevillée dans son territoire au bout de l’Europe, comptant 41 millions d’habitants, qui, dans cet espace vital diminué, mènera une vie appauvrie de possibilités disparues.
Première partie
Avant 1939
La politique. — L’Indochine, ou, comme on commençait à dire, l’Union indochinoise, était de fait une fédération de cinq États, qu’on appelait « Pays ». La Fédération gouvernait les Indochinois pour ce qui touchait à la monnaie, aux douanes et régies, à l’enseignement moyen et supérieur, aux grandes voies de communication, aux grands travaux publics. L’armée et les relations extérieures étaient du domaine de la métropole ; cependant l’Indochine avait fini par obtenir l’autorisation de conclure un traité de commerce avec la Chine.
Les populations, indigène et française, participaient assez largement à leur gouvernement. A l’échelon Fédération, le Grand Conseil, composé pour moitié d’indigènes et pour moitié de Français, disposait de pouvoirs étendus, plus étendus en pratique qu’en théorie. En fait, il était maître du budget. En Cochinchine, le pays de beaucoup le plus évolué, le Conseil colonial, également à composition paritaire, disposait de pouvoirs plus étendus que le Conseil général d’un département français,
Dans ces deux assemblées, les délibérations en commun produisaient d’excellents résultats. D’année en année, on voyait les indigènes améliorer leurs méthodes de discussion, parvenir à des vues plus larges, s’ouvrir à la compréhension de l’intérêt public. En Annam comme au Cambodge, il y avait deux assemblées distinctes, l’une indigène, l’autre française. Ce système fonctionnait moins bien. Il manquait aux assemblées indigènes le ferment français. Chaque pays avait son code civil et son code pénal. Les particularités locales de mœurs et de coutumes étaient ainsi respectées.
On ne remarquait aucune tendance à une fusion des trois pays à population en majorité annamite, la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin ; les différences de progrès culturel, de niveau matériel et même la divergence naissante des langues s’y opposaient. On pouvait plutôt noter un sentiment de jalousie du Tonkin et du Nord-Annam pour la Cochinchine et, en retour, de celle-ci un sentiment de méfiance, nuancé d’un peu de mépris, pour les demi-barbares du Nord. L’idée-force de la communauté de race ne jouait pas.
L’économie. — Du point de vue économique, le développement des échanges intérieurs, né des grandes voies de communication, de l’achèvement du chemin de fer transindochinois en 1936, témoignait que la conception de l’unité indochinoise, issue du cerveau de Doumer, était conforme à la réalité. L’Indochine devenait de plus en plus chaque jour une unité économique dont chaque partie bénéficiait de l’existence des autres. Parallèlement, on assistait, phénomène émouvant, à la naissance de là nationalité indochinoise. Tonkinois, Cochinchinois, Cambodgiens prenaient de plus en plus clairement conscience d’appartenir, en plus de leur pays d’origine, à un groupement politique d’ordre supérieur. Ce sentiment nouveau d’appartenance oblitérait peu à peu les rancœurs et les craintes nées d’une histoire toute récente.
On commençait à oublier que les Annamites, peuple prolifique et belliqueux, étaient en quelques siècles descendus du Tonkin pour exterminer ou asservir les Chams, dont l’empire correspondait à peu près au Centre et au Sud-Annam, pour s’infiltrer en Cochinchine, peuplée de Cambodgiens et de Chams, par petits paquets au XVIIIe siècle, en nombre plus considérable à partir du début du XIXe siècle. Le Cambodgien et le Laotien se laissaient aller à oublier qu’ils avaient appelé notre protectorat pour que nous les protégions des Annamites ; pour eux, ces Annamites tendaient à devenir des compagnons de travail dans la même tâche commune.
La langue française. — Dans ce cadre politique et économique, les progrès moraux, intellectuels, matériels étaient rapides, discernables d’année en année. Parmi ces progrès, le principal peut-être, par sa puissance d’unification, était la reconnaissance du fait que la langue française est un instrument de culture, de civilisation et de progrès très supérieur aux langues locales (il est impossible de démontrer rigoureusement un théorème de géométrie en annamite, nous disait un ingénieur annamite, ancien élève de l’Ecole Centrale). Il y avait une ardeur telle à apprendre le français et une telle fierté à le savoir, qu’on pouvait affirmer qu’avec une administration intelligente et sachant utiliser les moyens modernes de diffusion, le français pouvait devenir en deux ou trois générations la langue maternelle de tout Indochinois.
Les ombres
Quelques ombres cependant à ce tableau.
L’ingérence du ministère des Colonies. — D’abord le malaise, l’impatience que causaient à tout Indochinois, français ou indigène, les intrusions incessantes du ministère des Colonies et de ses services dans des questions qui, évidemment, concernaient au premier chef les Indochinois, et que les Indochinois étaient manifestement bien mieux en état de traiter que ces cellules à croissance désordonnée, mais peu compétentes, qu’étaient les services de la rue Oudinot.
Ces frictions constantes avec le ministère des Colonies contribuaient d’ailleurs à développer ce sens de nationalité indochinoise dont nous venons de parler. La Jeune nation Indochine, prenant conscience de son existence, réclamait, avec une impatience sans cesse accrue, son autonomie douanière, financière, législative. Elle ne voulait plus être régie, pour les grandes et les petites choses, par des décrets du ministère des Colonies.
L’envahissement des services civils. — Ensuite, à l’intérieur, la part envahissante prise par le corps des administrateurs des services civils de l’Indochine dans l’administration du pays. Ce corps avait réussi à substituer, surtout au Tonkin, son administration directe à celle établie par le traité de protectorat, et incessantes étaient les plaintes, émanant de la Cour de Hué ou d’autres quartiers, qui demandaient le retour au régime du protectorat.
Les provinces. — Ce corps des services civils faisait le plus lourdement sentir son poids à l’échelon de la province. Pratiquement, l’homme de la rue, qui est en Indochine l’homme de la campagne, n’a que de faibles contacts avec le gouvernement fédéral ou celui des pays, mais des contacts fréquents avec l’administration de la province. Le bât blesse là où il porte, et c’est à l’échelon province qu’il portait, parfois durement. Animés certainement d’excellentes intentions, en immense majorité personnellement honnêtes, les administrateurs des provinces n’en agissaient pas moins en satrapes, faisant ce qu’ils pensaient être du bien à leurs administrés, mais toujours par voie de sic voîo, sic jubeo, et jamais en collaboration avec eux. Leur intervention descendait dans les plus petits détails de la vie, prétendant par exemple parfois réglementer le droit de sortir de la province pour aller chercher du travail ailleurs.
La révolte des ducs de Bourgogne. — Une autre cause de malaise, mais que seuls percevaient les observateurs qui avaient les antennes les plus délicates, était ce qu’ils appelaient la révolte des ducs de Bourgogne contre leur suzerain. Nous entendons par là l’effort patient et obstiné de ceux des administrateurs des services civils qui étaient placés à la tête d’un pays : les chefs d’administration locale, pour augmenter leurs pouvoirs propres aux dépens de ceux du gouverneur général, chef de la Fédération. Imbus d’un esprit particulariste très accentué, avec des œillères pour tout ce qui était au-delà de leur pays, manquant en général de l’envergure d’esprit et de la culture qui leur auraient permis de saisir la nécessité d’un gouvernement fédéral fort, en certains domaines limités, ces chefs d’administration locale n’avaient qu’un objectif : devenir des roitelets indépendants et miner l’autorité fédérale. […]
La situation aujourd’hui
Mais nous voici parvenus à l’effondrement du Japon, aux tragiques événements de septembre 1945, où aucune force organisée ne contenait les meneurs annamites, aux massacres de Français et d’indigènes que chacun connaît. Il est inutile de revenir sur ces événements. Rappelons seulement en quelques mots les traits saillants de la situation d’aujourd’hui.
Sauf au Cambodge et au Laos, îlots de paix, c’est partout un régime de terreur où les Annamites souffrent infiniment plus que les Français. Pillages, actes de violence, massacres partout. Une population paisible et qui aspire au retour de l’ordre, violentée, dominée par les brutalités de quelques jeunes hommes, qui se terre et n’ose même plus lancer vers nous les demandes de secours qu’elle nous adressait il y a quelques mois. La récolte d’une notable partie de la Cochinchine paraît compromise par l’interdiction de moissonner et de transporter qui émane des bandes. Ainsi seront peut-être annulés les efforts des riziculteurs français qui avaient été les seuls à rassurer leurs fermiers et à mettre leurs terres complètement en culture. Les plantations d’hévéas, qui fonctionnaient au ralenti avec ceux de leurs travailleurs que les Japonais ou le Viet-minh n’ont pas fait périr ou n’ont pas emmenés, peuvent espérer des jours un peu moins sombres à la suite de la découverte du camp qui les harcelait, habilement dissimulé dans la forêt et commandé par un capitaine japonais.
Les Cochinchinois n’ont pas confiance en nos desseins. — Cependant, dans cette épreuve de force, la population cochinchinoise n’ose pas encore revenir à nous, malgré son désir de sécurité et d’ordre. Elle n’a pas confiance dans la fermeté de nos desseins. Elle craint que nous la livrions aux bandes du Viet-minh. Ainsi, depuis quinze mois, la situation s’est terriblement aggravée. Dans quel ordre énumérer les erreurs commises ? Suivons l’ordre géographique.
Le complexe d’infériorité. — En France, nous trouvons à l’origine de tout ce complexe d’infériorité qui nous fait nous dénigrer et ajouter foi à tout ce qui vient de loin. On prêtera toujours une oreille plus attentive aux propos d’un Persan qu’à ceux d’un Français. L’œuvre de la France en Indochine, admirable malgré ses imperfections et ses déficiences, est tenue pour négligeable. C’est un actif que nous abandonnons. La loyauté, la bonne foi, le savoir des Français qui vivent là-bas sont suspects ou tenus pour inexistants. Lorsqu’un agent du Viet-minh et un Français apportent deux affirmations opposées, c’est le premier qui trouve créance.
Paris mal informé. — Il y a de plus cette illusion qu’une situation aussi complexe peut être mieux connue et jugée de Paris que sur place. Paris, fatalement incomplètement renseigné, n’ayant aucun moyen de juger sainement d’un milieu, d’une psychologie et de circonstances aux antipodes de tout ce qu’il connaît, ne se contente pas de donner des directives très générales, faisant confiance à ses envoyés pour les faire passer, dans la mesure du possible, dans le domaine des faits. Il intervient dans les détails d’exécution. Ceux qui ne savent pas dirigent les actes de ceux qui savent, ou devraient savoir.
Parmi les personnalités que la France a envoyées en Indochine, trop nombreuses ont été celles qui sont arrivées, sachant déjà au débarqué ce qu’il faut faire, apportant des jugements préconçus que le contact avec les réalités ne modifiera pas.
Pas d’unité d’action à Paris. — II n’y a pas d’unité d’action à Paris. Alors qu’il est évident qu’il faut laisser l’Indochine s’administrer elle- même dans une mesure infiniment plus grande que par le passé, ces cellules cancéreuses que sont les services des ministères continuent à se développer en assimilant toujours un peu plus de substance coloniale.
Ainsi, en février 1946, l’Indochine apprend que son service géographique sera désormais subordonné à un inspecteur général des services géographiques des colonies, et que c’est Paris qui décidera chaque année pour elle de quels territoires elle a le besoin le plus pressant de voir établir la carte. En mai 1 946, Hanoï, aux mains du Viet-minh, à qui nous avons dit qu’il va l’administrer lui-même, reçoit de la rue Oudinot l’injonction d’établir un plan d’urbanisme qui sera approuvé par le ministre des Colonies.
L’Indochine trouve tout naturel que ses grandes liaisons aériennes internationales soient assurées par Air-France. Mais pour son réseau de lignes aériennes intérieures : Saïgon-Phnom Penh, Saïgon-Dalat, Saïgon-Hanoï, etc., elle trouvait tout aussi naturel d’en être maîtresse ; elle ne demandait pas mieux, d’ailleurs, que de s’assurer pour cette exploitation le bénéfice d’une très large collaboration d’Air-France. Mais il paraît que c’est trop demander et que l’Indochine ne doit pas avoir ses propres lignes aériennes. Et cependant quel meilleur moyen d’attirer les États indochinois à une fédération que leur montrer que cette fédération vit, agit ? […]
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