Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2018). Stefano Ugolini propose une analyse de l’ouvrage de Barry Eichengreen, Arnaud Mehl et Livia Chitu, How Global Currencies Work: Past, Present, and Future (Princeton University Press, 2017, 272 pages).
Jusqu’à quand perdurera le « privilège exorbitant » que le dollar confère aux États-Unis ? Le monde de plus en plus multipolaire dans lequel nous nous apprêtons à vivre sera-t-il caractérisé par une infrastructure monétaire tout aussi multipolaire ? L’euro aura-t-il quelques chances d’améliorer sa performance (jusqu’à présent, relativement décevante) en tant que devise internationale ? Ceux qui s’intéressent à ce genre de questions ne pourront se passer de How Global Currencies Work. Il s’agit d’une monographie académique mais accessible aux non-initiés, qui s’appuie largement sur les travaux de recherche menés récemment par plusieurs historiens-économistes (dont bon nombre de Français ou basés en France) autour de l’évolution du système monétaire international.
La thèse défendue par les auteurs est simple : alors qu’on a traditionnellement tendance à concevoir le statut de monnaie internationale comme un « monopole naturel » (les externalités de réseau n’admettant que l’existence d’une seule devise internationale, et empêchant donc l’essor de potentiels compétiteurs), l’évidence historique montre plutôt que ce statut est loin d’être unique et inattaquable. L’argument est surtout construit sur la base de l’épisode du « passage du flambeau » entre livre sterling et dollar américain dans l’entre-deux-guerres (dont la narration constitue le « noyau dur » de la monographie), mais les chapitres couvrent la totalité de la période allant du milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. En ligne avec les contributions précédentes de Barry Eichengreen, la conclusion générale est que la primauté du dollar est effectivement contestable : si elle n’a pas vraiment été menacée jusqu’à présent, cela est plus dû aux faiblesses de ses principaux compétiteurs (notamment, le yen et l’euro) qu’à l’existence de véritables « barrières à l’entrée ».
La thèse du livre est présentée et défendue de manière très claire et, au premier abord du moins, linéaire. Le prix de cette simplification est, inévitablement, une perte de complexité dans l’argument. Le terme « monnaie internationale » cache en effet des réalités différentes. Une devise peut être utilisée à l’international pour accomplir des paiements, en vertu de son acceptabilité (c’est par exemple le cas du renminbi en Asie du Sud-Est) ; pour diversifier un portefeuille financier, en vertu de ses propriétés contra-cycliques (comme c’est le cas du franc suisse) ; ou encore, pour accomplir des opérations spéculatives, en vertu de sa volatilité (exemple du dollar australien). Or, puisque ces multiples dimensions conduisent mécaniquement à l’usage simultané de plusieurs devises sur les marchés internationaux, le constat d’une telle coexistence (qui constitue le résultat central de ce livre) n’invalide pas nécessairement l’idée traditionnelle que le statut de devise internationale par excellence est un « monopole naturel ».
Si les auteurs prouvent être conscients de ces nuances dans leur narration historique, ils les passent sous silence dans la construction de leur argument, qui se base sur une définition de « monnaie internationale » assez restrictive (c’est-à-dire, comme synonyme de « monnaie de réserve », notamment détenue par les banques centrales). Les recherches futures nous diront si l’adoption d’une définition moins restrictive pourrait invalider, ou non, les conclusions ici proposées par Eichengreen et ses co-auteurs.
Stefano Ugolini
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