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L’article « La signification économique de l’Anschluss » a été écrit par Henry Laufenburger (1897-1965), économiste français et spécialiste des sciences financières et de l’Allemagne, dans le numéro 3/1938 de Politique étrangère.
On a beaucoup insisté sur le côté politique de l’annexion de l’Autriche. Sans doute l’opération était nécessaire pour maintenir ou pour augmenter le prestige national-socialiste à l’intérieur du Reich; sans doute aussi le moment choisi pour réaliser une opération à laquelle tout le monde s’attendait à terme depuis des années a été des plus favorables. Mais l’Anschluss n’aurait pas pu se réaliser avec cette facilité malgré tout étonnante, si au point de vue économique il n’avait pas été à la fois mûr et nécessaire pour le Reich.
L’événement du 11 mars signifie tout d’abord un pas nouveau fait vers la constitution d’empires économiques. Quand on emploie ce terme, l’on songe généralement à l’expansion coloniale comme, après l’Angleterre et la France, l’Italie vient de la concevoir. Mais n’oublions pas qu’il y a eu en 1918 destruction d’un empire économique en pleine Europe. L’Autriche-Hongrie constituait, en effet, une autarcie naturelle dotée des principales ressources agricoles, industrielles et financières. Depuis vingt ans, on discute sur la viabilité des morceaux de cet empire qui avait été aussi hétérogène au point de vue politique qu’homogène au point de vue économique.
Comment, a-t-on dit, l’Autriche avec ses 6 millions d’habitants ne vivrait-elle pas au même titre que la Belgique qui en compte autant ? La situation n’est pas comparable. Notre voisine du Nord dispose d’une économie organisée depuis un siècle sur des bases très solides dont le libre-échange agricole relatif d’une part, la force de production industrielle d’autre part, étaient les pivots. L’économie belge disposant d’un important marché intérieur et aussi — ne l’oublions pas — d’un empire colonial, ne dépendait jamais autant que l’Autriche de la capacité et de la volonté d’absorption des marchés extérieurs.
L’Autriche au contraire ne comprenait plus en 1919 que des tronçons : ateliers textiles dont le complément se trouvait en Tchécoslovaquie ; économie laitière dont les débouchés étaient coupés par quatre frontières nouvelles ; métallurgie et mécanique trop lourdes pour un marché rétréci ; cœur financier (représenté par les banques de l’ancien Empire) auquel manquait désormais la circulation du sang. Et surtout, l’Autriche n’a jamais eu un marché intérieur suffisant ; en dehors de Vienne et des bassins industriels plutôt clairsemés, nous rencontrons une population paysanne et montagnarde qui consomme peu. Or, toute économie qui, faute de débouchés intérieurs suffisants, doit s’appuyer sur les marchés extérieurs, est essentiellement vulnérable. L’Autriche, en particulier, a dû payer cet appui par 1.977 millions de schillings d’emprunts extérieurs dont les Allemands semblent hésiter à assurer désormais le service. D’où deux solutions : soit la reconstitution d’une économie danubienne, soit l’Anschluss.
Voilà pour l’Autriche et voici maintenant pour l’Allemagne. Le national-socialisme a construit un vaste édifice autarcique dont les succédanés sont les pièces maîtresses. Or l’ersatz repose essentiellement sur deux matières : le charbon et le bois d’où sortent l’essence, le caoutchouc et le textile synthétique. L’Allemagne manque de bois. Il faut en plus équiper les industries appelées à fabriquer le succédané, et, à cet effet, le pays autarcique a besoin de fer : l’Allemagne n’extrayait des mines de son ancien territoire que 9 millions de tonnes de minerai pauvre ; elle se procurait deux fois autant par l’importation.
Il nous semble donc que le deuxième plan quadriennal auquel le Maréchal Goering a attaché son nom, manquait de deux pieds essentiels : le bois et le fer. L’Autriche les fournit après coup. Mais en même temps elle permet, par l’élargissement de l’économie allemande, d’atténuer la pression autarcique qui pesait sur elle. L’Allemagne a grandi, elle s’est constitué l’ersatz d’un Empire. Bien plus, l’Autriche lui permet d’élargir ses contacts avec le commerce extérieur, surtout dans la direction du Donauraum, de l’espace danubien.
Si donc l’autarcie produit l’effet d’une chaîne, l’Autriche n’a-t-elle pas permis à l’Allemagne de l’élargir et d’en éviter la rupture ? Voilà en quoi consiste à notre avis l’essentiel de l’apport autrichien au Reich, en face duquel l’apport inverse est plutôt maigre.
L’apport de l’Autriche
Laissant de côté, dans cette étude, « l’Anschluss » au commerce extérieur que l’Autriche permet au Reich d’approfondir, envisageons d’abord la valeur qu’a pour celui-ci le bois d’une part, le minerai de fer et l’électricité d’autre part.
Les réserves forestières de l’Autriche sont considérables. La superficie couverte de bois est de 3.137.110 hectares, soit 37,4 % de la superficie totale et 42 % de celle qui est pratiquement exploitée. Dans l’exportation européenne, l’Autriche figurait au troisième rang, derrière la Finlande et la Suède. Les forêts appartiennent pour 14,6 % à la fédération, pour 18 % aux communes et pour 67,4 % à des particuliers. La consommation autrichienne de bois a été de 6,75 millions de mètres cubes en 1937 ; les exportations ont atteint plus de 3 millions de mètres cubes de bois, participant à l’ensemble de l’exportation européenne de bois tendre jusqu’à concurrence de 8 % contre 4,9 à la Tchécoslovaquie, 3,9 à la Roumanie, 6,8 à la Pologne. Il va de soi que désormais la plus grande partie de l’excédent de bois autrichien sera absorbée par l’Allemagne qui importa en tout, en 1937, plus de 6.900.000 mètres cubes dont 822.000 seulement en provenance d’Autriche. Après l’Allemagne, les meilleurs clients étaient l’Italie, la Hongrie et la Suisse. La première va désormais se tourner vers la Yougoslavie et ce sera là une étape du partage des zones d’influence entre Hitler et Mussolini. Le bois autrichien permettra à l’Allemagne de pousser sa production de Zellwolle qui atteint déjà 140.000 tonnes, mais qui doit être doublée. Or jusqu’ici la substitution n’avait atteint que le premier degré : l’Allemagne a bien pu diminuer ses importations de coton et de laine, mais elle a accru celles de la pâte de bois et du bois tout court. L’Autriche, qui ne dispose jusqu’ici que d’une seule usine de rayonne à Saint-Poelten, aura sa part des fabriques de laine de cellulose.
Le minerai de Styrie rendra à l’Allemagne des services pour le moins aussi précieux. Sans doute, en apparence, l’apport est maigre. Les réserves de l’Erzherg contiennent, dit-on, 350 millions de tonnes contre, 3,7 milliards pour l’Allemagne, frontières anciennes. Seulement il y a une nuance d’ordre qualitatif. Le minerai allemand est pauvre, il titre de 28 à 33 % ; le minerai styrien est riche, non seulement en fer dont il titre 45 %, mais aussi en manganèse (3 %), si précieux pour la métallurgie. En 1937, l’extraction atteignait à peine 1,8 millions de tonnes, mais il sera facile de la pousser à 4 millions, ce qui vaut deux tiers de la production allemande de minerai pauvre de 9 millions de tonnes. Et du coup, le mariage du coke et du minerai est préparé. Il n’a jamais pu se contracter entre la Lorraine et la Westphalie, non seulement à cause de la frontière, mais aussi par suite du défaut d’une communication fluviale de « porte à porte ».
D’ici quelques années, le canal Rhin-Mein-Danube sera achevé et l’échange du combustible avec le minerai sera fait dans les conditions les plus économiques. Dès maintenant, une usine majestueuse se dressera sur cette voie d’eau. Les Hermann-Goering-Werke qui ont un pied en Allemagne, dans le Salzgittergebiet, sous forme d’une aciérie à un million de tonnes, viennent de poser l’autre à Linz, au confluent de l’Enns qui la mettra en communication fluviale avec la Styrie (mines de fer), et du Danube bientôt relié au Rhin. Et voilà sauvée l’entreprise d’intérêt public qui, avant 1′ Anschluss, s’était engagée dans une impasse ! On ne savait pas si en Allemagne on trouverait assez de minerai ; on savait par contre que l’exploitation coûterait en toute hypothèse très cher, qu’il ne suffirait pas de creuser des puits mais qu’il fallait construire en plus des hauts fourneaux sur le carreau de la mine, puisque le minerai pauvre ne supporte pas le transport ; il fallait prévoir aussi des lignes de chemin de fer pour rendre accessibles au marché les usines situées dans une région éloignée des grandes artères.
Aucun de ces problèmes ne se posera à Linz. Pour financer la première étape de la nouvelle aciérie, les Hermann-Goering-Werke viennent de porter leur capital à 400 millions de marks divisés en actions ordinaires à plein vote réservées au Reich (265 millions de marks) et en actions sans droits de vote (135 millions) attribuées de préférence aux métallurgistes, qui emploient du minerai de fer allemand et qui prennent une part importante à sa prospection. […]
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