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L’article « Relancer l’Union européenne » a été écrit par l’ancien Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene dans le numéro 4/1994 de Politique étrangère.

Nous vivons des temps historiques, c’est-à-dire une période offrant plus d’interrogations que de réponses, pleine de promesses mais aussi de dangers. Des temps donc qui stimulent tant l’imagination que la volonté politique.

Pendant plus de quarante ans, l’Europe a été un continent divisé, et le processus d’organisation libre et volontaire s’en est trouvé limité à sa partie occidentale. Il aurait pourtant pu en aller autrement.

Souvenons-nous : l’offre Marshall, qui a constitué l’un des points de départ de la construction de notre Europe, s’adressait à tous les pays du continent, d’ouest en est. Les satellites de l’URSS ont dû y renoncer sous la pression de l’Union soviétique.

Tandis que les pays d’Europe centrale et orientale demeuraient sous le joug, l’Europe occidentale est rapidement passée de la simple coopération à l’intégration créatrice de liens de solidarité toujours plus étroits. S’élargissant progressivement jusqu’à embrasser la plupart des États libres, du nord au sud du continent, l’Union européenne a constitué un formidable pôle de développement et de stabilité.

Aujourd’hui, le mur de Berlin s’est écroulé et le rideau de fer s’est levé. Pour les pays de l’Europe centrale et de l’Est, l’Union européenne est un pôle de stabilisation qui attire et auquel ils veulent s’amarrer ; un pôle susceptible de contribuer à contrôler les risques de dérapage, voire les dangers d’explosion qui menacent d’affecter des sociétés désorientées par des décennies de régime étatique ou traversées par des différends ethniques dont la tragédie yougoslave montre jusqu’où ils peuvent conduire. A cet égard, on ne peut sous-estimer l’importance du pacte de stabilité lancé à l’initiative du Premier ministre français, Edouard Balladur.

Un élargissement du projet européen à l’ensemble des États voisins interpelle l’Union européenne telle qu’elle s’est construite progressivement depuis le début des années 50. Sera-t-elle capable d’intégrer tous les États qui frappent à sa porte sans mettre en péril ses propres fondements et ses politiques ?

Il est nécessaire qu’un nouveau débat soit engagé sur l’avenir de l’édification de notre continent. Il est temps de réfléchir, entre États ayant une vocation européenne forte, sur l’avenir de notre effort européen commun.

Je note aussi avec satisfaction que cette réflexion se fait au grand jour. Elle devra se poursuivre dans la transparence : l’opinion publique ne nous a que trop rappelé ces derniers temps qu’elle entend être pleinement informée des enjeux de tout débat politique. Les citoyens européens veulent connaître la vision que leurs mandataires politiques ont des choses ; ils attendent que nous leur expliquions nos projets pour notre avenir commun.

C’est dans ce contexte et dans cet esprit que j’ai le plaisir d’esquisser devant vous l’état de mes réflexions sur la « redynamisation de l’Union européenne ».

Je voudrais essayer d’apporter quelques éléments de réponse à trois questions qui, sous ce vocable, me paraissent fondamentales :

— Pourquoi l’Union européenne ?

— Quelles priorités pour l’Union européenne ?

— Quel avenir pour l’Union européenne ?

Pourquoi l’Union européenne ?

— Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les esprits éclairés se sont concentrés sur la recherche de moyens, de nature à éviter la répétition de l’effroyable spirale nationaliste qui, par deux fois, avait conduit l’Europe au cataclysme.

Pour contrecarrer toute tentation nouvelle de sublimation nationaliste, des esprits audacieux ont lancé l’idée de développer des solidarités fonctionnelles et objectives par delà les frontières qui séparaient les récents adversaires, et de choisir, pour commencer, la mise en commun du charbon et de l’acier, symbole de la reconstruction après avoir été les outils de la destruction.

En lançant un processus d’intégration, ils rompaient avec la forme traditionnelle des relations intergouvernementales. Les partenaires découvraient qu’ils avaient tout avantage à défendre leurs intérêts respectifs à la faveur d’une fusion dans la poursuite d’objectifs communs.

Sur cette lancée, sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, et avec l’appui actif des gouvernements du Benelux toujours soucieux d’aller plus loin, le processus d’intégration s’est progressivement étendu à un nombre croissant de secteurs pour bientôt toucher à l’ensemble de l’activité économique dans le souci de créer et consolider un grand marché unique et d’y promouvoir la cohésion économique et sociale de l’ensemble.

Tous les efforts, ainsi déployés durant près de trois décennies, ont certes été favorisés par la menace extérieure que faisait planer le climat de guerre froide ; il serait cependant erroné de penser que la fin du communisme puisse enlever quelque raison d’être à cet acquis. Au moment où les nationalismes refont surface, il est au contraire plus que jamais nécessaire de poursuivre en commun le développement de solidarité d’intérêt.

— Qui plus est, les rivalités économiques et le jeu de la concurrence se développent aujourd’hui à l’échelle du globe.

Les Européens ont, dès lors, plus que jamais besoin d’unir leurs efforts pour investir les volumes de ressources suffisants dans la recherche, pour développer ensemble de nouvelles technologies plus performantes, et pour mieux assurer la compétitivité de leurs outils de production. N’est-ce pas Michel Albert qui a écrit qu’à force de continuer à jouer leur rôle de champion national, trop d’entreprises européennes de haute technologie sont devenues américaines ou japonaises ? L’approche des étroites coopérations et des synergies, basées sur des réseaux transeuropéens de communication performants, devra aussi permettre de compenser des coûts de production plus élevés que dans les pays nouvellement développés. C’est l’essentiel du message du Livre blanc approuvé au sommet de Bruxelles, en décembre 1993.

L’Europe est crédible lorsqu’elle apparaît unie et assume ses responsabilités en tant que communauté, en tant qu’Union.

Comment aurions-nous pu conclure les négociations de l’Uruguay Round de manière satisfaisante si la Communauté européenne n’y était pas, au moment crucial, apparue et reconnue comme unie et solidaire derrière son négociateur ?

Pourquoi donc l’Union européenne ? Parce que ce n’est pas moins mais plus d’Europe qui permet de relever les défis : emploi, compétitivité, croissance, bien- être social, stabilité politique et sécurité sur notre continent et autour de lui.

Au moment où apparaissent à nouveau une plus grande affirmation des options individualistes, une tendance au repli sur soi, des manifestations de xénophobie et de nationalisme exacerbé, voire des actes de violence gratuite, il ne faudrait pas que les fondements de notre société soient mis en danger. L’Europe sert notre liberté reconquise il y a cinquante ans.

— Contrairement à ce qu’on a parfois voulu faire croire ici et là, l’Union européenne ne prétend pas s’occuper de tout. Son domaine de compétence est au contraire strictement délimité par les traités.

En outre, l’exercice même des compétences ainsi minutieusement énumérées se trouve encadré par le fameux principe de subsidiarité, principe inscrit en lettres d’or au fronton des institutions de l’Union. La subsidiarité n’est pas un principe à sens unique. Le principe vise à inciter la réflexion sur le point de savoir quel est le niveau d’efficacité optimal d’une action : ce niveau peut être l’État national, mais peut tout aussi bien être celui d’une entité décentralisée plus près encore du citoyen ou, au contraire, celui de l’Union européenne. La réforme constitutionnelle en Belgique, qui a transféré plus de compétences aux régions et communautés, ainsi que le traité de Maastricht qui en a transféré au niveau européen sont l’un et l’autre fondés sur le principe de subsidiarité. Grâce au principe de subsidiarité, on peut sauvegarder la diversité en évitant l’émiettement, et réaliser l’unité en évitant la centralisation.

Il est tout à fait légitime de défendre la diversité des traditions et des cultures, ou la spécificité des peuples qui font la richesse profonde de l’Union et en constituent en quelque sorte son patrimoine. Il faut cependant être conscient qu’une sublimation de la diversité génère la discorde et conduit finalement au repli sur soi, au nationalisme exacerbé et au racisme. C’est pourquoi il faut contrebalancer la diversité par le principe d’unité, tout en évitant que cette unité débouche sur une uniformisation sur toute la ligne et une centralisation bureaucratique qui risque d’étouffer la diversité. C’est pourquoi l’unité dans la diversité doit rester le principe conducteur de la construction de l’Union européenne. […]

Lisez l’article en entier ici.

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