Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2019)
. Laurence Nardon, responsable du Programme Amérique du Nord de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Ivo Daalder & James Lindsay, The Empty Throne: America’s Abdication of Global Leadership (Public Affairs, 2018), Jeffrey D. Sachs, A New Foreign Policy: Beyond American Exceptionalism (Columbia University Press, 2018) et Robert Kagan, The Jungle Grows Back: America and Our Imperiled World (Alfred Knopf, 2018).

Une chose ne change pas avec l’administration Trump : la parution à rythme soutenu d’essais traitant du rôle des États-Unis dans le monde. Comme d’habitude, ces ouvrages s’inscrivent dans les grands courants de pensée américains relatifs à la politique étrangère, entre réalisme et responsabilité morale exceptionnaliste de l’Amérique ; entre unilatéralisme et internationalisme ; entre interventionnisme assumé et réticence à agir dans le monde. En voici trois.

Ivo Daalder, ambassadeur à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) sous Obama, puis président du Chicago Council on Global Affairs, et James Lindsay, membre éminent du Council on Foreign Relations, ont une complicité ancienne dans l’analyse de la politique étrangère américaine. Dans America Unbound: The Bush Revolution in Foreign Policy, paru en 2003, ils dénonçaient les risques posés par l’aventurisme moral et unilatéraliste de l’administration Bush au lendemain du 11 Septembre. Leur deuxième livre, paru en octobre 2018, propose une analyse des deux premières années de la politique étrangère du président Trump.

Centristes et bien élevés, Daalder et Lindsay sont des tenants de l’« ordre international libéral » mis en place par les États-Unis en 1945. Ils étrillent la politique étrangère de Donald Trump, qui vise à détruire cet ordre, et s’en prend au principe même de coopération internationale, aux alliances et aux traités, au droit et aux institutions internationales qui sont des facteurs de stabilité.

Ils critiquent le président aussi bien sur le fond que sur la forme : le repli nationaliste égoïste qu’il propose leur semble nuisible et à courte vue. L’hostilité marquée vis-à-vis de Pékin notamment, risque selon eux de précipiter l’avènement de l’hégémonie chinoise dans le monde. Ils dénoncent aussi la méthode Trump, méprisante pour les alliés et profondément destructrice pour la diplomatie américaine, au travers des attaques contre le département d’État.

Vu de Paris, un point intéressant est l’assertion que rien ne fera changer d’avis l’être égoïste et buté qu’est le président Trump. Ainsi, les tentatives d’influence du président Macron dans la première année de son mandat (invitation du couple Trump aux célébrations du 14 juillet 2017, puis visite d’État des Macron à Washington en avril 2018) étaient-elles vouées à l’échec.

En complément de leur livre, les deux compères ont publié un article dans Foreign Affairs, (« The Committee to Save the World Order », novembre-décembre 2018), dans lequel ils proposent une mesure concrète au service de leur analyse. En attendant qu’un(e) président(e) plus raisonnable ne soit élu(e), les alliés de Washington doivent prendre les choses en main. Ce « Comité pour sauver l’ordre mondial » serait composé de 8 États (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Canada, Australie, Corée du Sud et Japon) ainsi que de l’Union européenne. Ce « G9 » veillerait au maintien du libre-échange et des alliances militaires, en attendant que les États-Unis ne reprennent leur rôle.

Il est pourtant trop facile de blâmer Donald Trump pour l’évolution actuelle des relations internationales. C’est l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, souhaitée par les naïfs qui escomptaient la transformation du pays en démocratie libérale, qui a entraîné l’émergence de sa puissance. Par ailleurs, la « fatigue de l’empire » dont souffrent les États-Unis date au moins du président Obama – voir ses atermoiements d’août 2013 contre Bachar Al-Assad.

Dès lors, on peut se demander s’il est vraiment sage de souhaiter un « retour à la normale » à l’occasion des élections de 2020 ou 2024 (sans même se demander si c’est une perspective réaliste). La montée des démocraties illibérales en Europe de l’Est, le vote du Brexit et l’élection de Trump sont dus à la colère des électeurs face à ce qu’ils considèrent comme une trahison des élites depuis les années 1980. Il faut sans doute mieux réguler le libre-échange des biens et des capitaux plutôt que considérer Trump comme un épiphénomène.

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L’auteur du deuxième livre, Jeffrey Sachs, n’est pas un habitué des cénacles de politique étrangère. Sachs est un économiste célèbre, connu avant tout pour le concept de « thérapie de choc » qui fut appliqué avec succès à la Pologne dès 1989. À partir de 1995, il s’est attaqué à la pauvreté en Afrique, développant le projet des « villages du millénaire ». Aujourd’hui, il propose un plan mondial pour le développement durable.

Jeffrey Sachs fait le même constat que les auteurs précédents : le leadership américain, qui a duré de décembre 1941 à janvier 2017, est aujourd’hui mis à mal par les choix de Trump. De même, l’attitude du président va encourager l’hégémonie chinoise. Mais la perspective de l’auteur est différente. D’une part Sachs rejette l’exceptionnalisme américain. Ce principe a mené à des politiques égoïstes et au choix de solutions par trop militaires dans les décennies passées. D’autre part il propose des solutions économiques aux désordres internationaux.

Comme l’ouvrage l’explique dès son titre, Sachs propose une nouvelle politique étrangère pour les États-Unis. Elle serait clairement posée dans le cadre de l’Organisation des Nations unies (ONU), cette dernière lançant un gigantesque plan de transition écologique à l’échelle de la planète, assurant l’avènement d’une prospérité économique pour tous. Au passage, le droit international et la coopération seront remis à l’honneur. Tous les problèmes géopolitiques seront ainsi réglés par la poursuite du développement économique et le retour du multilatéralisme.

Aussi philanthropique qu’apparaisse le projet de Sachs, apporter une solution écologique et développementaliste, c’est-à-dire une solution économique, à des problèmes géopolitiques semble partiel. C’est sans doute là une déformation professionnelle de l’auteur. États et citoyens ne sont pas seulement des êtres économiques, comme l’indique aujourd’hui le retour virulent des questions culturelles, identitaires et religieuses.

Par ailleurs, le bilan des politiques proposées par Sachs depuis le début de sa carrière n’est pas très concluant, entre des pays d’Europe de l’Est et d’Amérique latine qui ont eu du mal avec la « thérapie de choc », et les pays africains qui n’ont pas vu advenir le développement promis par ses méthodes. Les transitions économiques qu’il a recommandées ont été jugées trop dures ; les politiques d’aide au développement qu’il a engagées étaient mal adaptées aux régions dans lesquelles elles furent appliquées. Surtout, on peut arguer qu’il existe déjà un plan mondial similaire pour ces questions : c’est l’accord de Paris sur le climat de 2015. Vu les années exigées pour le conclure et les désistements déjà engagés, le projet de Sachs semble irréaliste.

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Enfin, pour retrouver une défense sans équivoque de l’exceptionnalisme américain, on se tournera vers l’ouvrage de Robert Kagan. Cofondateur avec Bill Kristol du think tank néo-conservateur Project for the New American Century (PNAC) actif de 1997 à 2006, Bob Kagan est aujourd’hui membre du Council on Foreign Relations (CFR). Il évite désormais l’étiquette de néoconservateur, tant cette dernière a souffert de la débâcle irakienne – même si un compagnon de route comme Dov Zakheim attribue la responsabilité de cette dernière aux nationalistes de l’administration Bush (Dick Cheney, Scooter Libby, etc.), qui interrompirent l’aide américaine au moment décisif de la reconstruction post-invasion de l’Irak.

Kagan aime les métaphores. Après celle de Mars et Vénus – opposant Américains virils et va-t-en-guerre à des Européens faibles et efféminés – dans son ouvrage Of Paradise and Power (2003), il nous propose aujourd’hui celle du jardin soigneusement entretenu de la Pax Americana, contre la jungle des instincts et de la violence.

Kagan poursuit cependant le même thème, celui du caractère indispensable de l’Amérique, phare de la paix, de la démocratie et de la prospérité dans le monde. Ignorant les pages noires de l’histoire américaine, il défend les sept décennies d’ordre international libéral. Cette période bénie fut possible parce que les États-Unis considéraient le projet communiste porté par l’URSS comme une menace mortelle. Or, aujourd’hui, les États-Unis ne perçoivent plus de menace extérieure suffisante pour prolonger ce rôle. Le repli nationaliste du président Trump est pourtant une terrible erreur, puisqu’il permet aux tyrans du reste du monde de reprendre du terrain. Le désir d’ordre, d’un leader fort, de protection pour la famille, le clan et la nation, est une motivation plus séduisante que celle du communisme pour le commun des mortels. Le progrès de l’humanité n’est jamais assuré, et elle peut à tout moment retomber dans les âges de la barbarie… C’est pourquoi l’autoritarisme de pays comme la Russie ou la Chine constitue, outre un projet anti-Lumières (et anté-Lumières), un défi encore plus dangereux que le communisme.

Contre Paul Kennedy pour qui les empires déclinent parce qu’ils en font trop, contre le projet de Donald Trump qui souhaite « rendre sa grandeur à l’Amérique » en se retirant du monde, Kagan recommande de continuer à intervenir tous azimuts. Les États-Unis doivent rester impliqués dans les affaires internationales, y compris militairement, faute de quoi le monde redeviendra une jungle hobbesienne. La nomination de l’interventionniste radical John Bolton au poste de conseiller pour la Sécurité nationale en mars 2018 va dans ce sens, même si Bolton n’est pas un néoconservateur mais un nationaliste (qui ne tient pas à promouvoir la démocratie).

Point de détail : le diplomate George Kennan (1904-2005), que célèbre Kagan, n’était pas aussi interventionniste qu’il le laisse supposer. Sa définition de l’endiguement, en 1947, était plus statique que dynamique ; et il s’était aussi opposé à la création de l’OTAN.

À l’évidence, la nouvelle croisade que recommande Kagan n’est guère prudente. Les désordres d’Afghanistan et du Moyen-Orient suffisent à déconsidérer les vues néoconservatrices. Surtout, la vision manichéenne de Kagan est insuffisante. Plutôt que de reprendre des offensives hasardeuses contre les ennemis extérieurs de la démocratie, ne faut-il pas mieux s’efforcer de recadrer le libéralisme de l’intérieur, afin de lui regagner la confiance des peuples ? Tolérons les jardins à l’anglaise dans les États du reste du monde, mais imposons au libéralisme dans nos pays la rigueur du jardin à la française.

Laurence Nardon
Responsable du Programme
Amérique du Nord de l’Ifri

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