Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Keren Yarhi-Milo, Who Fights for Reputation: The Psychology of Leaders in International Conflict (Princeton University Press, 2018, 376 pages).

Cet ouvrage scientifique, dense et concis, s’interroge sur ce qui conduit certains dirigeants politiques de haut niveau à solliciter la puissance militaire pour préserver leur réputation internationale. Privilégiant l’approche psychologique, le texte se démarque des travaux menés en amont, et se concentre sur les préoccupations d’image, les techniques de présentation de soi et les tactiques de maintien de la face utilisées en situation d’interaction potentiellement ou effectivement « statut-morphe », ainsi que les explications auto-justificatives des décideurs soucieux de projeter une apparente détermination en période de crise. Les lecteurs du sociologue Erving Goffman (absent de l’index mais présent dans l’appareil de notes) apprécieront. Ceux de Robert Jervis aussi.

Concrètement, Who Fights for Reputation présente un double intérêt. D’abord, Keren Yarhi-Milo établit une typologie des décideurs mêlant deux critères : d’un côté la croyance dans l’efficacité de la puissance militaire (plus ou moins prégnante selon que l’on se positionne comme « faucon » ou comme « colombe »), de l’autre la capacité à ajuster schémas d’expression et modes de gestion des impressions en fonction du contexte (plus ou moins forte selon qu’on possède un profil de type high-monitor ou low-monitor). Sur ces bases, l’auteur identifie quatre types idéaux de leaders : croisés/sceptiques/croyants/critiques. Point important, cette matrice fait ressortir l’existence de « colombes » disposées à envoyer des signaux bellicistes pour garder la face. Elle laisse également apparaître des « faucons » enclins à classer les considérations « réputationnelles » comme secondaires par rapport aux enjeux stratégiques et matériels des confrontations interétatiques.

Les cas d’étude des chapitres 6-7-8 constituent le deuxième intérêt majeur de l’ouvrage. Keren Yarhi-Milo y a concentré son attention sur un trio de présidents américains : Carter, Reagan et Clinton. Pour chacun, elle a retenu trois ou quatre crises aux enjeux matériels limités (invasion de l’Afghanistan, intervention au Liban, mission humanitaire en Somalie), mais abondamment évoquées dans les médias, et érigées de ce fait en tests de leadership. Ces épisodes font l’objet – analyses de discours et de postures à l’appui – de développements serrés, montrant comment la personnalité de chacun a infléchi les réponses de l’appareil d’État.

Les meilleurs passages sont peut-être ceux qui concernent les interactions entre les présidents et leurs principaux conseillers en relations internationales (National Security Advisor, et Secretary of State). Comme le souligne l’auteur, ces collaborateurs varient eux aussi dans leurs manières d’évaluer les enjeux de réputation, d’exposer différentes facettes d’eux-mêmes à leurs publics de référence, et d’envisager le recours à la force militaire comme nécessité, ou comme débordement. Identifier les lignes de fracture potentielles constitue, de ce point de vue, une priorité pour les observateurs exogènes (politiques/diplomates/journalistes) ayant à anticiper les scénarios de crise et de sortie de crise.

Bien entendu, ce livre très riche et mine de références ne peut se limiter à ces seuls aspects. L’auteur a travaillé dans le renseignement israélien et a déjà produit un excellent ouvrage (Knowing the Adversary, 2014). Ses perspectives originales et son écriture rigoureuse font d’elle une chercheuse à suivre avec attention.

Jérôme Marchand

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