La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », écrit par Marion Leblanc-Wohrer. Il figure au sommaire de notre nouveau numéro de Politique étrangère (n° 4/2019), « Un monde de droit ? ».
Le droit, instrument de politique économique et politique : l’affaire n’est pas nouvelle, et n’est certainement pas l’apanage des États-Unis. Globalisation des échanges, internationalisation des entreprises, volonté de lutter contre la corruption et le blanchiment d’argent : les États cherchent à affirmer leur souveraineté dans et au-delà même de leurs frontières. Mais ce sont bien les États-Unis qui ont développé, à partir des années 2000, une « politique juridique extérieure » sans précédent, basée sur des textes réglementaires ou législatifs. Des dizaines d’entreprises étrangères ont été poursuivies pour violation des dispositifs américains, notamment anti-corruption et de sanctions économiques, ou sont empêchées d’exercer dans les pays qui se trouvent dans le viseur des États-Unis.
L’extraterritorialité des textes américains se heurte à la question du respect de la souveraineté des États, dès lors que les poursuites concernent des ressortissants étrangers. Elle pose également la question de la légitimité des poursuites américaines lorsque le lien entre les faits poursuivis et les États-Unis est particulièrement ténu, notamment lorsque ces poursuites se basent sur l’utilisation du dollar. Dans les faits, États comme entreprises étrangères restent souvent démunis face à la toute-puissance du droit américain. Le récent renforcement des législations nationales et la coopération internationale pourraient faire émerger une parade, notamment dans le domaine de la lutte contre la corruption.
Des textes à portée de plus en plus extraterritoriale
De multiples textes américains ont une portée internationale, notamment grâce à l’élargissement progressif de leurs critères d’applicabilité territoriale. Le Patriot Act, adopté après le 11 septembre 2001, et modifié par le Freedom Act du 2 juin 2015, s’applique à tous les pays qui ont signé un accord de coopération judiciaire avec les États-Unis, dont la France. L’administration américaine peut ainsi obtenir des informations sur le détenteur d’une boîte mail, la copie de messages privés ou des documents stockés dans le cloud, en passant par un Traité d’assistance judiciaire mutuelle (Mutual Legal Assistance Treaty – MLAT).
La vaste loi de réforme des marchés financiers américains, le Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, promulguée par le président Barack Obama le 21 juillet 2010, comprend nombre de dispositions s’appliquant directement à des acteurs non-américains, notamment dans le cadre de la prévention du risque systémique, des dérivés, et de la gestion d’actifs. On peut également citer le droit américain de la concurrence, édicté par le Foreign Trade Antitrust Improvements Act (FTAIA) de 1982 ; le système de contrôle des exportations américaines, qui repose sur deux textes principaux : la Réglementation des transferts internationaux d’armes (Traffic in Arms Regulations, ITAR) de 1976 et la Réglementation sur l’administration des exportations (Export Administration Regulations, EAR) ; le Justice Against Sponsors of Terrorism Act (JASTA), voté en 2016 par le Congrès malgré le véto du président Obama, qui permet à toute victime du terrorisme aux États-Unis de poursuivre les États qui auraient assisté directement ou indirectement des organisations impliquées dans l’acte incriminé ; ou le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), adopté en 2010 suite à plusieurs scandales d’évasion fiscale, et qui impose à l’ensemble des institutions financières dans le monde de communiquer à l’administration fiscale américaine des informations relatives aux comptes détenus à l’étranger par des personnes américaines, y compris les Américains « accidentels ». Enfin, le tout récent Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act), adopté en mars 2018, permet aux autorités judiciaires américaines d’obtenir des fournisseurs de stockage de données numériques (tous américains), sur la base d’un simple warrant, toutes les données non personnelles des personnes morales de toutes nationalités, quel que soit le lieu d’hébergement de ces données.
Deux corpus ont cependant des implications particulièrement fortes sur les relations internationales, et ont permis aux États-Unis de sanctionner directement des entreprises étrangères, ou d’influer sur leurs activités : le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui vise à poursuivre les faits de corruption ; et les programmes de sanctions, dirigés contre des États ou des personnes (les Specifically Designated Nationals, SDN). Supervisés par le Bureau de contrôle des biens étrangers, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), ils comprennent les dispositions les plus larges en termes de lien de rattachement avec les États-Unis.
La lutte contre la corruption, fer de lance de l’influence américaine
Les États-Unis ont été pionniers dans la lutte contre la corruption. Le FCPA, qui sanctionne les faits de corruption commis à l’étranger par des personnes ou entités ayant un lien avec les États-Unis, a été promulgué par le président Jimmy Carter en 1977, à la suite des enquêtes autour du scandale du Watergate, qui révélèrent l’étendue des pratiques de corruption d’agents publics étrangers afin d’obtenir des marchés publics au profit d’entreprises américaines. Lockheed Aircraft Corporation a ainsi été accusé d’avoir versé des sommes importantes à des agents publics au Japon, en Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne… Les autorités, mais également l’opinion publique, prenaient alors conscience du lien entre financement occulte des partis, corruption nationale et transnationale et crime organisé. Le dispositif mis en place répondait donc à la fois à des ressorts moraux et à des motifs de sécurité, en sus d’un souci de transparence des marchés financiers. Le gouvernement américain s’engageait dans une entreprise universaliste visant à la moralisation des affaires.
Les premières cibles étaient américaines. Les trois catégories visées étaient les résidents et citoyens américains, même lorsqu’ils ne se trouvaient pas sur le territoire américain, et les sociétés constituées aux États-Unis, leurs succursales et filiales à l’étranger, bien qu’elles aient une autre nationalité (ce sont les domestic concerns) ; les émetteurs de titres (issuers), parmi lesquels figurent les entreprises dont les titres sont cotés sur les marchés financiers aux États-Unis, ainsi que celles qui sont soumises à certaines obligations de déclaration vis-à-vis de la Securities and Exchange Commission (SEC), quels que soient leur nationalité, leur forme sociale ou le lieu de leur incorporation ou siège social ; enfin, toute personne physique ou morale ayant commis un acte de corruption à l’étranger alors qu’un lien de rattachement peut être établi avec le territoire américain.
Dans les années 1990, les Américains ont milité pour la transposition des principes du FCPA dans des traités internationaux. Manière de mieux moraliser les affaires, mais aussi de s’assurer que les entreprises concurrentes étrangères étaient soumises à des contraintes équivalentes. Ces efforts ont conduit à la Convention OCDE du 21 novembre 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales.
La question de l’extraterritorialité du FCPA apparaît en 1998, lorsque les États-Unis donnent une définition beaucoup plus large du lien de rattachement aux États-Unis. De cette date, en effet, toute entreprise domestic concern ou issuer se rendant coupable de corruption à l’étranger peut être poursuivie par le département de la Justice des États-Unis (DoJ) ou la SEC, même sans lien de rattachement au territoire. Le FCPA prend une ampleur encore plus significative au début des années 2000, dans la foulée des attentats du 11-Septembre. À partir de cette date, les services fédéraux considèrent la lutte contre la corruption comme une priorité. Elle fait même partie des quatre priorités du FBI, aux côtés de la lutte contre le terrorisme, de la cyber-sécurité et du contre-espionnage. Dans l’esprit des autorités américaines, le FCPA sert désormais à prévenir les États-Unis contre tout risque de flux illégaux, lesquels sont à la fois une forme de délinquance et, souvent, une source de financement du terrorisme. Son extension aux entreprises étrangères suit donc une logique rationnelle : il s’agit de s’attaquer aux actes de corruption partout où ils se produisent et peuvent avoir une incidence sur les États-Unis. C’est ainsi que l’entreprise pétrolière norvégienne Statoil sera la première entreprise étrangère poursuivie par le DoJ pour corruption, en 2006.
La définition du rattachement aux États-Unis
La force du FCPA n’est pas seulement dans son application purement juridique. Elle réside surtout dans sa mise en œuvre par les autorités américaines par le truchement des accords transactionnels (deals) conclus entre les entreprises et le DoJ. En effet, la plupart des poursuites engagées par le département de la Justice sont réglées via des procédures transactionnelles et non par la voie judiciaire, considérée comme excessivement coûteuse et risquée. Ce choix a été généralisé après la faillite d’Arthur Andersen, condamné pénalement suite au scandale Enron en 2002. Les sociétés étrangères préfèrent ainsi coopérer et transiger, plutôt que courir le risque d’un procès.
Avec un Deferred Prosecution Agreement, (DPA), une personne physique ou morale se soumet à un certain nombre d’obligations, en contrepartie de l’abandon des poursuites à son encontre. L’entreprise qui conclut un DPA peut discuter des points précis (les montants en question, par exemple), mais ne peut débattre sur le fond, c’est-à-dire sur la compétence des autorités américaines à entamer ces poursuites. Si le DPA permet donc d’éviter une procédure longue débouchant sur un procès à l’issue incertaine, elle soumet l’entreprise au procureur relevant du DoJ et non au juge judiciaire, qui reste ainsi peu présent dans la procédure. Par ailleurs, cette procédure est particulièrement intrusive. Un DPA doit permettre de s’assurer que l’entreprise incriminée ne commettra plus d’infractions, et qu’elle adopte des mesures de mise en conformité. Les obligations imposées aux sociétés peuvent aller jusqu’à la réorganisation interne, et au licenciement de certains des dirigeants. Enfin, les conséquences pour une entreprise poursuivie par les autorités américaines sont immenses. En termes financiers d’abord, puisqu’en général le coût de la procédure double le montant de l’amende. Mais aussi en termes de cours de bourse, de perte d’activité (dépréciation des actifs, déstabilisation du management, exclusion des appels d’offre proposés par les organismes multilatéraux, fermeture du marché américain), de réputation, voire de pérennité.
Le bilan de l’application du FCPA est particulièrement impressionnant. À la date de septembre 2019, sur un total de 597 actions initiées depuis la mise en œuvre du FCPA, 34 % concernaient des étrangers. Cependant, parmi les dix amendes les plus élevées infligées par les autorités américaines en application du FCPA, seules trois avaient impliqué des entreprises américaines. Les entreprises européennes ont été indéniablement les premières cibles, et parmi les plus lourdement pénalisées, telles Telia Company AB (965 millions de dollars en 2017), Siemens (800 millions de dollars en 2008), VimpelCom (795 millions de dollars en 2016), Alstom (772 millions de dollars en 2014), Teva Pharmaceutical (519 millions de dollars en 2016), BAE (400 millions de dollars en 2010), Total SA (398 millions de dollars en 2013), et Alcoa (384 millions de dollars en 2014). Depuis 2017, les autorités américaines ont élargi leurs cibles pour y inclure les pays émergents, Chine et Russie étant en ligne de mire. Une compagnie brésilienne s’est acquittée d’une amende de 1,1 milliard de dollars en 2018, et la russe Mobile System de 850 millions de dollars en 2019.
Morale internationale et intérêts nationaux
En poursuivant des entreprises étrangères, les États-Unis se posent en instance moralisatrice du monde. Servent-ils leurs intérêts économiques et géostratégiques ? Ou pallient-ils simplement les lacunes des dispositifs existant à l’étranger, notamment dans la lutte contre la corruption ? Le débat sur ce sujet est éminemment politique et passionné, et a évolué dans le temps. […]
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