La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Roger Lévy, intitulé « Problèmes de la Chine populaire », et publié dans le numéro 6/1957 de Politique étrangère.

1. Le voyage

Une gageure : quitter Paris, le 13 mai 1957 ; aller par le chemin des écoliers, c’est-à-dire Hong-Kong, à Pékin ; rentrer, via Moscou, en quelque trente heures de vol ; être dé retour, après six semaines d’absence ; avoir observé les traits distinctifs de la Chine populaire, son régime, ses hommes ; écrire non la relation du voyage mais les réflexions qu’il suggère ; livrer le manuscrit, fin août, à l’éditeur ; voir, à la mi-octobre, le volume rouge et or aux devantures des librairies parisiennes ; cela tient du prodige. La vérité veut que M. Edgar Faure était préparé à cette performance. Deux fois président du conseil, depuis cinq ans, et ministre des affaires étrangères, il avait fait précéder son exploration du continent chinois de celle du continent soviétique. Il avait pris, autrefois, ses diplômes de russe à l’Ecole des langues — introduction à la connaissance de l’Asie, par le truchement des comparaisons. Il avait acquis l’habitude de survoler les problèmes politiques à l’échelle de la planète. Il est animé, comme tout vrai politique, de l’esprit de synthèse. Donc voici explicitée en deux cent trente pages, la Chine de Mao Tso-tong.

Ni redites, ni anecdotes inutiles. Dès l’abord, l’auteur trace les limites qu’il s’assigne. Politique, il se devait de traiter politiquement de la Chine ; bien entendu dans des perspectives françaises. Ni moraliste, ni sociologue, ni économiste, ni soldat, ni érudit (foin de l’érudition !) mais politique, en vérité, auquel s’imposent les arguments d’une éventuelle reconnaissance diplomatique de la Chine populaire. Que M. E. Faure en soit partisan, cela semblerait vraisemblable. Mais attention ! Ici interviennent les nuances nécessaires. M. Faure marche hardiment au-devant des critiques. Ayant souligné, à diverses reprises, l’irréalisme de la politique occidentale à l’égard de la Chine, pourquoi, objecte-t-il à lui-même, n’avoir pas pris, comme Président du conseil, l’initiative de reconnaître le gouvernement de Pékin ? Il lui est aisé de rappeler que la reconnaissance s’entoure d’un contexte international : problème de Formose, situation de l’O.N.U., etc. Une initiative isolée pouvait, il y a vingt mois, paraître moins valable qu’une avance vers un règlement d’ensemble. En 1955, il fallait s’abstenir d’une action prématurée, incomplète, que la Chine aurait sans doute accueillie en disant : « Et s’il me plaît à moi, de ne pas être reconnue ? »

Le livre, articulé en trois parties — Le voyage et les hommes — La politique intérieure — La politique économique — présente des essais de réponse à ces questions majeures : 1°) Existe-t-il un communisme russe et un communisme à la chinoise ? 2°) La politique intérieure chinoise se décompose-t-elle en des oppositions ou des antagonismes ? 3°) Dans l’évolution économique, qui comporte la réforme agraire et la prime à l’industrie lourde, une économie mixte est-elle destinée à durer ?

2. Les hommes

Des hommes il est proposé trois esquisses celles de Chou En- lai ; de Mao Tso-tong ; de M. L.W.M.

Chou En-lai, venu au communisme en France, dès les années 1920, a déclaré : « II n’était pas possible de transformer les salariés en capitalistes, mais il était possible de transformer les capitalistes en salariés. » Formule qui projette un pinceau lumineux sur l’ensemble du tableau.

De l’entrevue avec Mao, on retiendra que le Chef parle de la Chine « avec une passion contenue, une expression mélangée d’accablement et de confiance ». Deux fois, M. Faure reprendra ces termes émouvants : accablement et confiance. Le grouillement des humains, la pénurie des ressources, le retard des techniques assaillent évidemment le Président Mao. Les conditions lui interdisent de placer de niveau les coopératives françaises et les coopératives chinoises. « Les terres, chez nous, sont trop réduites, dit Mao ; le paysan ne peut pas se diviser entre une exploitation coopérative et une exploitation personnelle. »

Témoignage de la finesse de Mao, qui est de lignée paysanne, vieil étudiant, et toujours poète : son propos de politique étrangère habillé d’une de ces allégories qu’il affectionne :

Le héron et la moule

« Nous avons en Chine une histoire, celle d’un héron et d’une moule. Le héron trouve la moule sur une plage, mais la moule se referme sur le bec du héron. Alors commencent entre eux de longues controverses. Dans trois jours, dit la moule au héron, tu seras mort. Et toi aussi, dit le héron à la moule, dans trois jours tu seras morte de sécheresse. Aucun ne veut céder, et cependant un pêcheur passe et les prend tous les deux. »

M. Edgar Faure interroge tout de go : « Est-ce que c’est un pêcheur russe ou un pêcheur américain ?» La réponse attendue vient avec un sourire : « A mon avis, ce serait plutôt un pêcheur américain. »

M. L.W.M., personnage imaginaire, dont la fiction garantit la modestie et dont l’orthodoxie ne va pas jusqu’au psittacisme, représente, en style composite, l’intellectuel, l’un ou l’autre ministre qu’a tour à tour rencontrés M. Edgar Faure, le Chinois moyen, l’homme de la rue. M. L.W.M. dira notamment :

« Le communisme, si souvent qualifié d’international est d’abord, ici, un nationalisme. En Chine la « face » reflète l’extérieur et non pas l’intérieur, elle ne traduit ni ne trahit les vicissitudes de l’âme. »

M. L.W.M. , aux prises avec un Français redoutable, — car M. Faure refuse de s’en laisser accroire — rétorque : « Votre expérience démontre que l’on peut trouver en Chine, bien qu’ils soient pourchassés et en petit nombre, des mendiants et des voleurs ; que l’on peut trouver des mouches, bien qu’elles soient exterminées, et des chiens, bien qu’ils soient interdits. Mais ce que vous ne trouverez pas sur tout le territoire de la Chine, c’est un nostalgique du gouvernement de Nankin, un authentique adepte du Kouo-min tang, un admirateur sincère de Chiang Kai-shek. »

3. Démontage d’une politique intérieure

Dans la seconde partie du livre on assiste au démontage des rouages de la machine de politique intérieure ; à l’enregistrement de ses modulations.

Il est en Chine, on le sait assez, un parti — le Parti. Que penser des nombreux « petits partis » qui subsistent ou que l’on encourage ? Ces petits partis autorisent une coloration générale « démocratique » du système. Le Parti compte 12 à 14 millions de membres ; les petits partis, 100.000. Ces petits partis eux-mêmes méritent-ils d’être considérés comme non-communistes ? « Ce sont en quelque sorte, dit M. Faure, des partis communistes à recrutement social différencié. »

Dans l’histoire des huit dernières années, on n’omettra pas certaine « Commission consultative », héritage du Kouo-min tang, qui précédait l’élaboration de la constitution et la mise en place d’une Assemblée nationale. Cette Commission consultative de 1949 se survit ; elle « consulte » toujours. Il faut, en effet, que l’on puisse discuter, critiquer, un peu partout, sur de nombreux plans, sur la place publique. Sinon Mao Tso-tong craindrait qu’il ne se forme, dangereusement, des nœuds d’irritation, d’incompréhension.

Ainsi un parti de treize millions d’adhérents, une dizaine de partis minuscules, une Consultante prolongée, une Assemblée préludent au Front uni. Ce front compte quatre classes : bourgeois, capitalistes, intelligentzia, autour des communistes. Mais l’intégration de la bourgeoisie ne comporte aucune renonciation aux thèses du communisme ; car l’intégration intervient à titre transitoire. Ce n’est pas un contrat d’installation, c’est un contrat d’adaptation. Parti et petits partis, Constituante et Assemblée permettent de déceler l’opposition — l’opposition de Sa Majesté.

Tous ces instruments sont indispensables à qui doit gouverner 600 millions d’hommes ; ils servent à tâter le pouls de la patiente — la patiente, c’est la Chine. Or les courbes de températures ne sont jamais si révélatrices qu’en période de fièvre. On provoquera, en conséquence, des accès, des crises. On a connu, fin 1951, la campagne des san fan ou trois anti, dirigée contre les vices des fonctionnaires. Elle précédait, de peu celle des wou fan, les cinq anti (cinq, chiffre fatidique en Chine) contre les vices des réactionnaires et des bourgeois. Ces campagnes se développaient avant le tcheng feng, rectification du style ; avant « les cent fleurs » ; avant le déviationnisme de droite, de 1957. Campagnes où l’on aperçoit des contradictions. L’erreur serait de les croire irréductibles. Si des divisions existent — telles que s’emploie à les étaler le politburo chinois — elles ne menacent le régime que dans les esprits d’Occident ! Elles ne résistent pas aux manœuvres de l’autorité.

L’analyse d’une de ces campagnes ; le dessin d’une courbe qui la définit — qui s’élève, passe au zénith avant de retomber — a sollicité l’attention de M. Edgar Faure. C’est de la campagne du tcheng feng qu’il s’agit. Annoncée à Moscou, le 4 avril dernier, elle n’est partie de Pékin que… le 1er mai ! Elle n’est arrivée à Paris que vers le 20 juin. Ce décalage a surpris M. Faure, à Pékin. Penché chaque matin sur la presse pékinoise, il en confrontait les éditoriaux avec des textes de journaux russes apportés ou reçus de Moscou. Et M. Faure de constater qu’à l’heure où la campagne était divulguée en Europe, elle semblait presque terminée au Pays du Milieu. Elle y faisait place à la campagne inverse, contre les déviations de droite. Des leaders non-communistes, membres du gouvernement compris, avaient été accusés d’un « gauchisme » exagéré ; ils ont professé des aveux expiatoires. Qu’à cela ne tienne ! Ces ministres démasqués ne se sont pas démis. De ces observations M. Faure sait tirer des enseignements sur l’art de gouverner : les maîtres doivent exciter les esprits, occuper le tapis.

Aucun autre visiteur de la Chine actuelle n’était parvenu à définir si lumineusement le mécanisme du régime, les raisons de ses succès ; à proposer trois clefs qui ouvrent la boîte magique. […]

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