Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2020). Olivier Forcade propose une analyse de l’ouvrage de Floran Vadillo et Alexandre Papaemmanuel, Les Espions de l’Élysée. Le président et les services de renseignement (Tallandier, 2019, 328 pages).

Sous un titre accrocheur – parlera-t‑on désormais des « espions de Charles de Gaulle ou de François Mitterrand » ? –, les auteurs livrent un stimulant essai sur l’évolution des rapports des présidents de la République française à la fonction du renseignement dans les années 2000 de la Ve République. Centré sur la période des trois quinquennats de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, l’ouvrage, d’écriture alerte, parfois vive, s’appuie pour l’essentiel sur les entretiens que les principales personnalités publiques, civiles et militaires, ont bien voulu accorder. Floran Vadillo a notamment exercé auprès de Jean-Jacques Urvoas, ministre de la Justice, la fonction de conseiller, en particulier pour les questions de renseignement à l’heure de la fabrication de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, puis de sa mise en œuvre.

L’interview des acteurs de premier plan présente l’intérêt et les limites du genre : si François Hollande s’est prêté à l’exercice, Nicolas Sarkozy a décliné l’invitation, à laquelle ont répondu Claude Guéant, les premiers coordonnateurs du renseignement, Bernard Bajolet, Ange Mancini, Alain Zabulon, Didier Le Bret, Pierre Bousquet de Florian et le général Christophe Gomart, passé de la Coordination nationale du renseignement (CNR) à la Direction du renseignement militaire (DRM) (2013-2017). De premier intérêt, ces entretiens, cités largement et parfois longuement, donnent chair au livre. Ils exposent une unité de ton de ces acteurs, presque en forme de consensus, qui dessine une analyse commune des changements opérés en 15 ans, tant il est vrai que politique rime d’abord, en France, avec administration.

Les deux auteurs rappellent, à juste titre, l’institutionnalisation tardive du renseignement dans l’État en France sous la Ve République. Progressif, ce processus d’institutionnalisation et de légalisation des activités de renseignement remonte en réalité au XIXe siècle et à la IIIe République. Les autorités de la IVe République, et les premiers présidents de la Ve République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Jacques Chirac, maintiennent les services de renseignement à la lisière de l’action publique, nommant des hommes de confiance, avec des décisions en circuit court faisant monter le renseignement au sommet de l’État et descendre la décision de l’Élysée, sinon de Matignon. Le renseignement a toujours été à l’Élysée dans les faits, du moins et logiquement sous la Ve République, Jacques Foccart étant ici plus central que Michel Debré ou Georges Pompidou dans les années 1960, avec une rupture – plus voulue que réellement mise en œuvre – sous Nicolas Sarkozy, selon les auteurs.

Les influences et les modèles n’ont pas manqué pour inspirer la voie française, tiraillée entre le modèle américain du Conseil de sécurité nationale et d’une communauté du renseignement puissante répondant aux défis du terrorisme – les auteurs pointent les différences notables et les jeux d’échelle –, et celui des États européens : jusqu’au projet d’une Europe du renseignement des années 2000. Il s’agit certes d’une politique publique, mais singulière, marquée par un recul de la première essence – militaire – du renseignement, que relativisera toujours la dissuasion nucléaire, par une articulation renforcée entre renseignement et diplomatie, renseignement et économie – à l’heure de la « guerre économique » –, enfin par le paradigme sécuritaire antiterroriste : nouvel horizon (et jusqu’à quand ?) du renseignement. Le livre le montre avec justesse : en 40 ans, le renseignement a changé de nature, non de fonction.

Olivier Forcade

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