En ce jour de commémoration de la signature de l’armistice du 11 novembre 1918, la rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire l’article de Joseph A. Karas et de Joseph M. Parent, intitulé « La Grande Guerre, en théories », et publié dans le numéro 1/2014 de Politique étrangère.

Alors que les derniers vestiges de la Grande Guerre pourrissent, les universitaires continuent de s’en disputer la carcasse. Comme l’observe Dale Copeland : « La Première Guerre mondiale est probablement l’exemple le plus analysé et le plus controversé entre spécialistes des relations internationales. » Pour le meilleur ou pour le pire, consciemment ou non, ces débats ont structuré la manière dont nous pensons les problèmes actuels et concevons les politiques à venir.

Mais comment la Première Guerre mondiale marque-t-elle la réflexion sur les relations internationales ? Si elle a permis de poser les bases de la théorie moderne des relations internationales, ce sont la Seconde Guerre mondiale, puis la guerre froide, qui ont construit la discipline. La Grande Guerre a été une première étape décisive dans la recherche de la connaissance, mais comme étape d’un processus qui s’est accéléré une génération plus tard. Dans une certaine mesure, la Première Guerre mondiale nous permet encore de comprendre comment fonctionne notre monde ; d’un autre côté, elle n’est pas un exemple totalement pertinent dans un âge que marquent les armes nucléaires, le nationalisme désintégrateur et le terrorisme moderne.

Portraits d’époques

Pour saisir le legs de la Grande Guerre, il faut se référer à l’évolution de la pensée sur les relations internationales : un triptyque dont les trois panneaux sont séparés par la Première et la Seconde Guerres mondiales. Sur le premier panneau, chacun reconnaîtra les penseurs classiques des causes et de la conduite de la guerre : Hérodote, Thucydide, Xénophon, Machiavel et Clausewitz… Beaucoup reconnaîtront aussi que ces penseurs jouent le même rôle dans la science politique qu’Aristote, Léonard ou Newton dans les sciences actuelles. Certains relèveront peut-être que ces auteurs étaient des praticiens ou des historiens. Le deuxième panneau exhibe des visages moins familiers, une poignée de géopoliticiens et de protothéoriciens : Alfred Mahan, Halford John Mackinder, Friedrich Meinecke, Otto Hintze, Carl Schmitt, Edward Hallett Carr… Bien que beaucoup de ces auteurs soient encore des références, seuls Carr et Schmitt sont toujours largement lus. Le dernier panneau marque un retour au connu, avec les principaux théoriciens de la discipline bien assis dans leurs chaires académiques : Hans Morgenthau, Reinhold Niebuhr, Arnold Wolfers, Kenneth Waltz, Thomas Schelling, Robert Gilpin, Robert Keohane, John Mearsheimer, James Fearon…

La séparation des éléments de notre triptyque reflète des changements manifestes dans la division du travail. Même dans le commerce des idées, la taille du marché détermine le degré de spécialisation. Avec le temps, la population, la richesse et la complexité du monde se sont accrues et la discipline s’est adaptée. L’œuvre d’Hérodote devait répondre à presque toutes les questions pour tout le monde. Ce n’est plus utile aujourd’hui, ni possible, la compétition et le public étant plus importants. Même l’opus magnum de Kenneth Waltz, Theory of International Politics, se contente de proposer une théorie abstraite sur les évolutions à long terme, une étude des grandes puissances et des conclusions sur les systèmes.

Mais l’histoire dans son ensemble n’est pas aussi linéaire. Comme le suggère ce triptyque, le domaine n’a pas émergé progressivement ; la naissance de la discipline s’est faite dans l’urgence, à la suite de la Première Guerre mondiale. L’abondance des victimes, l’absence de vainqueurs et de méchants manifestes ont entraîné une remise en cause radicale de notions jusque-là en vigueur : progrès, civilisation ou contrôle politique. Le choc, affectant toute une civilisation, stimula une demande de solutions pour remettre sur pied le système international, d’où une littérature pléthorique sur les causes et la conduite de la guerre et de la politique. De fait, le premier département de relations internationales fut fondé en 1919 à l’université d’Aberystwyth (alors appelée University College, au Pays de Galles) grâce à une dotation « en souvenir des étudiants tués et blessés au cours de la Première Guerre mondiale ».

On peut s’étonner de ce que les graines alors semées n’aient pas germé avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les noms des stars de la discipline des années 1920 et 1930 (par exemple Goldsworthy Lowes Dickinson ou Nicholas Murray Butler) n’évoquent désormais plus rien. Mais aujourd’hui, toute institution qui se respecte se doit d’avoir une faculté dédiée aux relations internationales, formant des doctorants et avec des publications à comités de lecture. Avant la Seconde Guerre mondiale, quasiment aucune des plus prestigieuses universités n’en avait…

Il est presque impossible d’expliquer pourquoi il en est ainsi : peut-être l’espoir de lendemains meilleurs empêchait-il les universitaires de voir la triste réalité en face. On peut aussi imaginer que la recherche de la connaissance mit quelque temps à mûrir et que l’épanouissement de la pensée sur les relations internationales après la Seconde Guerre mondiale relève d’une simple coïncidence. Il est plus probable que le coût exorbitant de cette guerre et la menace d’une apocalypse nucléaire aient renforcé l’intérêt pour la discipline, élargi son public, accru la spécialisation, accentué la compétition et attiré plus de financements et de talents. Toutefois, le coût du premier conflit mondial avait déjà été incroyablement élevé pour l’Europe – environ 10 % de la population active masculine disparut en France, en Allemagne et en Autriche-Hongrie – et a sans doute amplement favorisé la naissance de ce champ d’étude. Ces explications n’étant ni exhaustives, ni exclusives.

Quoi qu’il en soit, la théorie des relations internationales et l’historiographie de la Grande Guerre ont entretenu un dialogue constant depuis presque un siècle. Même si la pensée sur les relations internationales n’ont guère progressé dans les décennies qui l’ont suivie, la Première Guerre mondiale a néanmoins été un cas d’école, sur lequel des théories ont été formulées et testées et qui a éclairé notre compréhension de la conduite de la guerre, des causes de la guerre et des raisons de la paix. […]

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