Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2020). Michaël Ayari propose une analyse de l’ouvrage de Aaron Y. Zelin, Your Sons at Your Service: Tunisia’s Missionaries of Jihad (Columbia University Press, 2020, 400 pages).
Cet ouvrage est indispensable pour quiconque s’intéresse à l’étude du djihadisme et cherche à comprendre pourquoi autant de Tunisiens, pourtant réputés pacifiques et vivant en démocratie depuis 2011, ont, entre 2012 et 2019, grossi les rangs des groupes islamistes armés, notamment en Irak et en Syrie.
Aaron Y. Zelin livre ici une somme considérable d’informations difficilement accessibles. Outre son examen quasi exhaustif de la littérature en langue anglaise et arabe sur la question, l’auteur a archivé près de 18 000 documents informatiques sur l’organisation salafiste-djihadiste tunisienne, Ansar al Charia Tunisie (AST) : communiqués, enregistrements audio et vidéos, essais, analyses, photos sur les réseaux sociaux. Il a également effectué plusieurs séjours de terrain en Tunisie au cours desquels il a rencontré des militants d’AST ainsi que des combattants étrangers tunisiens de retour de Syrie.
En dépit de sa richesse, l’ouvrage souffre d’un certain nombre de défauts qui peuvent rendre sa lecture laborieuse. L’introduction, assez théorique, tente d’insérer de manière artificielle la recherche dans un champ académique (la sociologie des mouvements sociaux). L’auteur y déploie quelques concepts, qu’il perd par la suite. La tendance est à noyer le lecteur sous un flot d’informations précises mais souvent peu utiles, tirées de fiches élaborées par des juges d’instruction et des spécialistes du renseignement. Le livre pèche ainsi par un mélange des genres, entre travail académique (l’ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat) et expertise antiterroriste.
En outre, l’auteur a tendance à omettre systématiquement les travaux francophones sur la Tunisie et à se positionner en surplomb par rapport à son objet d’étude. Peu de place est laissée à l’accidentel dans l’itinéraire des djihadistes tunisiens et la constitution de leurs réseaux. Tout semble faire écho à une logique inéluctable, et le contresens anachronique n’est pas loin, notamment lorsque l’auteur surestime le rôle international de certaines figures djihadistes tunisiennes des années 1980-2000, simplement parce que ces dernières sont influentes dans l’AST et l’État islamique dans la seconde moitié des années 2010.
Enfin, l’auteur recourt à des sources disparates, à la fiabilité variable. Il tend à baser des points essentiels de son argumentaire sur des sources discutables (comme des informations fuitées de l’État islamique, ou des communiqués du ministère de l’Intérieur tunisien), ce qu’il fait oublier par ailleurs en s’attardant sur des détails tirés de sources de première main de qualité, lesquelles n’apportent que peu à la réflexion, mais montrent qu’il connaît le sujet mieux que quiconque…
La prétention historiographique est ainsi quelque peu excessive, d’autant plus que nombre d’éléments sur le sujet sont loin d’être déclassifiés. Il est difficile de décrire avec autant d’assurance le djihadisme des années 1980 et des années 2010, ce que l’auteur fait pourtant, comme si son travail de recherche avait pour ambition de clôturer définitivement la question des Tunisiens et du djihad.
En dépit de ces faiblesses, cet ouvrage vaut le détour : près d’une décennie de recherches extrêmement chronophages est ici généreusement livrée, au spécialiste comme au non spécialiste. La lecture de ce livre dense et passionnant devrait susciter quelques vocations « djihadologistes ».
Michaël Ayari
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