Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020) – disponible dès lundi 7 décembre – que vous avez choisi d'(é)lire : « La Turquie : une puissance émergente qui n’a pas les moyens de ses ambitions », écrit par Jana Jabbour, docteur en science politique et enseignante à Science Po Paris.
À l’été 2020, la posture de plus en plus agressive de la Turquie sur la crise
libyenne et sur les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale a retenu
l’attention de l’opinion internationale et suscité l’ire des pays européens,
France en tête. Les déclarations polémiques du président turc à propos
de la Libye – « ces terres où nos ancêtres ont marqué l’histoire » –, les
points marqués par Ankara en Tripolitaine, ainsi que l’activisme diplomatico-militaire de la Turquie en Méditerranée orientale ont démontré le pouvoir de nuisance de cette puissance régionale, et aggravé ses tensions avec l’Union européenne (UE) et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).
Bien que la diplomatie turque paraisse agressive, anti-occidentale, voire
irrationnelle, le positionnement d’Ankara sur les crises du Moyen-Orient
et de l’Afrique du Nord, et les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale, repose en réalité sur une doctrine stratégique et un objectif clairs : faire de la Turquie une puissance régionale majeure et un État pleinement souverain dont la conduite n’est dictée que par ses intérêts nationaux.
La Turquie, puissance moyenne émergente en quête de statut
L’expansionnisme régional turc sous le règne du Parti de la justice et du développement (AKP) et du président Erdogan est souvent interprété de façon réductrice comme le reflet d’une diplomatie « néo-ottomane » visant à restaurer la grandeur ottomane de la Turquie, et à reconstituer une sphère d’influence dans les territoires ayant jadis appartenu à la Sublime Porte. Les références de plus en plus nombreuses, dans le discours de l’AKP, à l’islam et à la civilisation islamique, le rapprochement d’Ankara vis-à-vis de la Russie et de l’Iran, les furieuses sorties d’Erdogan contre les dirigeants européens, ont contribué à nourrir ces soupçons de « néo-ottomanisme », et donné l’impression d’un changement d’axe de la diplomatie turque dans le sens d’une rupture avec l’Europe et l’Occident.
En fait, la diplomatie turque semble mue par des dynamiques plus complexes. Au tournant du XXIe siècle, la Turquie a accédé au rang de puissance moyenne émergente. Elle mène donc une « diplomatie de puissance émergente », caractérisée par une affirmation de soi aiguë, une quête de statut à l’échelle internationale, et un désir d’indépendance et d’autonomie dans la conduite de ses relations internationales. En tant que puissance émergente, la Turquie suit une logique de diversification de ses relations et de son réseau de partenariats et d’alliances, afin de maximiser ses intérêts dans un monde multipolaire. En tissant des liens avec des acteurs antagoniques du système international (UE/Russie, Iran/Israël, OTAN/Russie/Iran), Ankara cherche à devenir un acteur incontournable des relations internationales.
L’affirmation accrue d’Ankara au Moyen-Orient et en Afrique du Nord rentre dans le cadre de cette diplomatie de puissance émergente. En adoptant une posture proactive, et en s’affirmant comme puissance régionale dans cette région clé pour les équilibres géopolitiques mondiaux, Ankara entend accroître son poids sur la scène internationale pour devenir un État-pivot et un acteur-clé de la gouvernance mondiale. En ce sens, le Moyen-Orient est conçu de façon instrumentale comme une zone d’influence, une arrière-cour et un tremplin, nécessaires pour l’affirmation de la Turquie comme puissance sur la scène internationale. D’où l’insistance des diplomates turcs, tout au long des années 2000, sur la métaphore du tir à l’arc : « Il faut concevoir notre politique au Moyen-Orient à travers la métaphore du tir à l’arc ; plus nous tirons fort au Moyen-Orient et plus loin nous atterrirons en Europe. » D’où leur insistance, aussi, sur la métaphore des cercles concentriques : la Turquie déploie sa stratégie de puissance d’abord dans un premier cercle – le Moyen-Orient – pour rayonner, à partir de là, en Europe et dans le monde. En ce sens, dans la réflexion stratégique turque, la dimension régionale de la diplomatie est arrimée à la dimension globale ; la politique arabe de la Turquie est étroitement liée à la quête de statut et de puissance à l’échelle mondiale.
Un autre objectif stratégique guide la diplomatie d’Ankara : celui de faire de la Turquie un carrefour énergétique (hub) en Méditerranée. Cette dimension énergétique est en effet cruciale pour comprendre le comportement d’Ankara sur la scène régionale et internationale. Économie émergente en pleine expansion, la Turquie connaît une forte croissance de sa demande énergétique – d’environ 7 à 8 % par an –, alors qu’elle ne dispose que de très peu de ressources sur son territoire. Elle importe plus de 90 % de sa consommation totale d’hydrocarbures, ce qui entraîne une forte augmentation de sa facture énergétique et aggrave sa dépendance vis-à-vis de ses principaux fournisseurs, l’Iran et la Russie. Compte tenu de cet état de fait, la diplomatie turque est sous-tendue par un double objectif : d’une part assurer la sécurité énergétique du pays en diversifiant les sources d’importations et en tissant de bonnes relations avec les voisins riches en hydrocarbures (Irak, Qatar, Azerbaïdjan) ; d’autre part renforcer le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale, de façon à permettre au pays d’exploiter les nouvelles ressources d’hydrocarbures qui y sont découvertes, dans une zone délimitée au Nord par les côtes turques, à l’Est par les côtes syriennes, libanaises, israéliennes et la bande de Gaza, à l’Ouest par les îles grecques de Rhodes et de Crète, au Sud par les côtes égyptiennes, et au centre par l’île de Chypre.
L’engagement d’Ankara en Libye et en Méditerranée orientale
C’est dans le cadre de cette réflexion stratégique que l’activisme diplomatico-
militaire récent de la Turquie en Libye et en Méditerranée orientale prend tout son sens. […]
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