Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Élisabeth Marteu propose une analyse de l’ouvrage de Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les juifs (La Découverte, 2020, 336 pages).

L’essai de Sylvain Cypel, ancien directeur de la rédaction de Courrier international et rédacteur en chef au Monde, dresse l’amer et implacable constat d’une dérive ethniciste et antidémocratique de l’État d’Israël, dont le fonctionnement et la nature politiques seraient devenus « contraires aux intérêts des citoyens juifs israéliens, et aussi à ceux des Juifs en général ».

Dans les Emmurés, l’auteur décrivait en 2006 comment la société israélienne en crise était dans une impasse, le « mur de protection » en étant la manifestation la plus visible. Sylvain Cypel va ici plus loin dans sa critique de la dérive « xénophobe », « tribaliste raciste », « ségrégationniste », « brutale » et « immorale » d’Israël, qui n’affecte plus seulement les Palestiniens – qui sont de toute façon méprisés et traités comme un « peuple terroriste » – mais également les Israéliens juifs eux-mêmes, notamment les militants des droits de l’homme, les journalistes, les intellectuels et opposants de gauche dont la parole est délégitimée au motif qu’ils seraient traîtres à la nation.

Ces voix discordantes sont devenues minoritaires et harcelées par une classe politique et une opinion majoritaire qui ne tolèrent aucune critique et simplifient à l’extrême la réalité sociale. La nation se serait repliée sur l’ethnicité juive et ferait la part belle au fanatisme nationaliste-religieux et au séparatisme juif. À la radicalité idéologique s’ajoutent, selon l’auteur, une ignorance généralisée et une instrumentalisation sans précédent de l’histoire comme de la science, qui feraient le lit de la « banalisation » et de l’« acceptation du pire ». Ce qui pouvait être nié, ou encore jugé tabou par le passé (comme l’expulsion ou l’extermination des Palestiniens) est aujourd’hui clairement énoncé et assumé. Cette dérive identitaire et autoritaire de l’État et de la société israélienne aurait une « odeur de fascisme » qui se traduirait par une chose impensable voici encore cinquante ans : la collusion entre la droite israélienne et l’extrême droite antisémite nord-américaine et européenne autour d’une islamophobie radicale. Or, comme le souligne l’auteur, cette dangereuse évolution ne peut que porter préjudice à Israël, aux Israéliens et aux Juifs. Elle suscite d’ailleurs des critiques et des oppositions. Le président du Congrès juif mondial s’est ainsi opposé à la loi controversée sur l’État-nation du peuple juif. Une partie des Juifs américains manifeste également publiquement sa désapprobation. Ce « renouveau diasporique » se fonde sur une revendication de l’appartenance au judaïsme mais un éloignement vis-à-vis d’Israël, voire une hostilité. Cette dynamique de distanciation, facilitée par l’existence d’un judaïsme réformé propre aux États-Unis (et d’ailleurs non reconnu par les autorités rabbiniques israéliennes) expliquerait en partie le succès du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) dans les grandes universités américaines ; alors que la communauté juive française au contraire semble soutenir de façon inconditionnelle les dérives de la gouvernance Netanyahou. Pour la sociologue Eva Ilouz, le « renouveau diasporique américain devrait essaimer, mais “la question de l’islam” pose en France un obstacle ». Au final, l’essai documenté de Sylvain Cypel réclame qu’Israël soit considéré comme un pays, un État comme les autres, et soit donc jugé comme les autres à l’aune de ses propres dérives politiques.

Sylvain Cypel

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