Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Paul Maurice, chercheur au Cerfa à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann, La RDA après la RDA. Des Allemands de l’Est racontent (Nouveau Monde, 2020, 408 pages).

La question centrale posée par Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann est contenue dans le titre de leur ouvrage : en quoi la République démocratique allemande (RDA) continue-t‑elle d’avoir une influence sur la société allemande, même après sa disparition, y compris sur les générations qui ne l’ont que très peu, voire pas, connue ?

Pour les auteurs, ce qui fait aujourd’hui l’expérience d’être « Allemand de l’Est » est peut-être davantage ce qui s’est passé après la chute du Mur que durant les quarante années d’existence de la RDA : la délégitimation d’une histoire écrite par l’Ouest et les « vainqueurs de l’histoire ». L’objectif de cette écriture biaisée de la RDA après 1989-1990, centrée sur l’omniprésence de la Stasi, sur la domination politique du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), ou sur l’assujettissement à l’URSS, était de renforcer la démocratie dans les « nouveaux Länder ». Mais ceci a, au contraire, conduit à une exclusion des citoyens de l’ex-RDA, de leur vécu et de leurs parcours personnels.

Depuis une dizaine d’années, la recherche scientifique tend à évoluer – les deux chercheuses font d’ailleurs un bilan de ces évolutions historiographiques, dans lesquelles elles s’insèrent, dans la quatrième partie de l’ouvrage (« Dédiabolisation ? La RDA dans la recherche scientifique »). On cherche désormais à s’intéresser aux gens « ordinaires », et à une histoire orale de la RDA.

L’originalité de l’ouvrage tient aux entretiens biographiques avec 19 citoyens de l’ex-RDA. Il s’agit de citoyens qui n’étaient ni dans l’opposition militante, ni dans le soutien actif – à l’exception d’un seul fonctionnaire du régime. Ils se trouvaient dans l’entre-deux, où l’on donne le change tout en étant critique envers l’emprise du politique sur le quotidien, en conservant l’Eigensinn, le quant à soi, défini par l’historien Alf Lüdcke, la possibilité de s’arranger avec les opportunités qui s’ouvrent.

Il s’agit ici non de généraliser à partir d’un panel réduit, mais de redonner la voix à ces citoyens de l’ex-RDA, issus de milieux intellectuels et sociaux très différents, mais aussi de trois générations différentes. Celle des « pères fondateurs », qui ont vécu le traumatisme du nazisme et fait le choix volontaire de s’installer en RDA, en se sentant une responsabilité face à l’histoire. Celle du baby-boom, les « nés-dedans » (Hineingeborenen), pour qui 1989 a signifié des temps difficiles : ils n’ont connu que la RDA et ont eu des difficultés à se réinventer. Enfin celle des Wendekinder, nés autour des années 1970, trop jeunes pour avoir eu des choix difficiles à faire, et qui n’ont connu la RDA que dans l’enfance.

Par leur démarche mêlant témoignage et analyse, Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann cherchent à montrer en quoi les mémoires des citoyens divergent autant des discours médiatiques. Les principaux témoignages aboutissent à un constat similaire : celui d’une vie qualifiée de « normale », d’autant plus qu’elle est révélée en creux par les ruptures biographiques après 1989-1990. Si nul ne regrette la période du Mur, les témoins insistent sur des aspects essentiels de leur existence : l’absence de chômage, le système de santé, l’indépendance économique des femmes, les loyers dérisoires.

Pour améliorer la compréhension du moment 1989-1990 comme situation historique, il est intéressant de prendre en compte ces discours des citoyens eux-mêmes, révélateurs des impensés de la réunification et de leur prix politique.

Paul Maurice

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