Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak proposent une analyse de l’ouvrage dirigé par Ulrich Fritsche, Roman Köster et Laetitia Lenel, Futures Past: Economic Forecasting in the 20th and 21st Century (Peter Lang, 2020, 224 pages).
L’ouvrage présente un historique et un état des lieux des prévisions économiques, domaine qui a connu beaucoup de désillusions, mais reste central dans la conduite des politiques économiques, les décisions des entreprises et l’évolution des marchés financiers. Il est issu d’une conférence tenue à Hambourg en octobre 2018, qui a réuni des économistes appliqués ou théoriciens, des spécialistes de l’histoire de la pensée économique et des sociologues.
L’introduction rappelle l’évolution des méthodes : la théorie des cycles économiques, la prolongation des tendances passées par des méthodes statistiques, les enquêtes auprès des entreprises et des ménages, les indicateurs précurseurs, le développement des modèles macroéconomiques structurels, puis la désillusion, le retour à l’analyse des données sans théorie, la vogue puis le déclin des anticipations rationnelles, les doutes après la crise financière de 2008, non anticipée par les prévisionnistes. Les prévisions s’inscrivent dans un contexte social. Les prévisionnistes travaillent dans des institutions spécifiques ; ils s’influencent mutuellement, tout particulièrement en Allemagne avec le « Diagnostic commun ». Les prévisions permettent aux agents de se coordonner sur un scénario commun. Elles peuvent être autoréalisatrices, ou auto-invalidantes.
Tara Sinclair montre que les prévisionnistes ont été incapables de prévoir les récessions. Celles-ci, issues de chocs exogènes et de non-linéarités, ne sont guère prévisibles. De plus, les prévisionnistes s’autocensurent, ne voulant pas risquer d’annoncer à tort une récession. Jan Logemann analyse l’histoire et l’usage des enquêtes sur la confiance des ménages. Marion Ronca, à partir de l’exemple suisse, montre que les projections à long terme des années 1960-1970 visaient à décrire et à instaurer une croissance stable, que la rupture de 1974 a décrédibilisée. Timo Walter analyse la pratique moderne des banques centrales, qui se fixent l’objectif de guider les anticipations d’inflation des marchés financiers supposés rationnels vers leur scénario de futur projeté. À la limite, celui-ci devient si crédible qu’il est indépendant de la politique menée, et donc sa réalisation devient problématique.
Werner Reichmann décrit la production des prévisions économiques ; celles-ci ne résultent pas seulement de méthodes formalisées, mais aussi de réflexions collectives, d’interactions sociales et d’émotions, soit la capacité de rationaliser les informations qualitatives. Olivier Pilmis analyse le processus d’ajustement des prévisions aux nouvelles informations ; les organisations internationales jouent un rôle moteur ; les prévisions de long terme sont plus stables ; le moyen terme repose sur un retour à un scénario d’équilibre. Jörg Döpke, Ulrich Fritsche et Gabi Waldhof montrent que la crise financière de 2008 et la grande récession ont peu changé les méthodes des prévisionnistes allemands. Ceux-ci se voient comme des ingénieurs ; ils sont coupés des milieux académiques dominés par des théories néoclassiques opposées aux politiques économiques actives.
Cet ouvrage devrait intéresser les prévisionnistes, les utilisateurs des prévisions, et tous ceux qui s’intéressent aux pratiques de l’économie appliquée. Une telle réflexion interdisciplinaire conduite en France serait bienvenue.
Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak
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