Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021). Isabelle Saint-Mézard, chercheuse associée au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Shivshankar Menon, India and Asian Geopolitics: the Past, Present (Brookings Institution Press, 2021, 416 pages).

Diplomate de carrière, Shivshankar Menon a enchaîné les postes de premier plan : ambassadeur au Pakistan et en Chine, il a ensuite été Foreign Secretary (2006-2009) et Conseiller national à la sécurité pour le Premier ministre Manmohan Singh (2010-2014). Comme bon nombre de ses collègues une fois leur carrière achevée, il participe activement au débat public sur les affaires internationales et contribue, avec ce nouvel ouvrage, à l’important – et souvent éclairant – corpus produit par les diplomates indiens à la retraite.

Menon propose en effet une analyse de la politique étrangère indienne au prisme des grandes configurations géopolitiques qui se sont succédé en Asie, des années 1940 à 2020. Il assume pleinement l’emploi du terme « géopolitique », reconnaissant son héritage compliqué (association avec l’idéologie nazie) et précisant la définition qu’il lui attribue. En l’occurrence : l’étude « des facteurs de long terme dans la quête de puissance d’un État, tels que la géographie, l’histoire, l’économie et la démographie ». Conscient de l’écueil déterministe, il ajoute que dans une démarche géopolitique « il faut aussi se mettre dans la tête de ceux qui prennent les décisions », donc qu’il est nécessaire de comprendre leurs représentations.

Menon choisit par ailleurs d’inscrire sa réflexion dans un vaste cadre géographique, de l’Asie du Nord-Est et du Sud-Est jusqu’à la Turquie, en passant par l’océan Indien, l’Asie centrale, et le Proche et Moyen-Orient. Son propos, qui suit un déroulé chronologique, est organisé en deux parties, sommairement identifiées comme « Le passé » et « Le présent », avec l’année 2008 pour césure.

L’Inde et les trois phases géopolitiques de la période 1947-2008

La première partie court de 1947 – année de l’indépendance de l’Inde – à 2008, année de la crise financière internationale que l’auteur identifie comme point d’inflexion majeur dans les dynamiques géopolitiques en Asie. Menon segmente cette période de soixante ans en trois phases géopolitiques distinctes, montrant à chaque fois comment la politique étrangère indienne a évolué. Ainsi, au monde bipolaire et nucléarisé de la fin des années 1940 et des décennies 1950 et 1960, l’Inde nehruvienne a répondu par le non-alignement et l’appel à la décolonisation, au désarmement et au multilatéralisme. L’auteur insiste, naturellement, sur la pertinence de cette approche, qui a permis à l’Inde de trouver une marge de manœuvre là où cela semblait impossible. À l’inverse, durant la seconde phase – des années 1960 jusqu’aux années 1980 –, l’Inde a vu sa marge de manœuvre se réduire, les retournements d’alliance – rupture sino-soviétique et rapprochement sino-américain – l’ayant conduit à se tourner vers l’URSS et à se replier sur sa périphérie immédiate.

La troisième phase (1989-2008) correspond au redéploiement de la politique étrangère indienne. Dans un contexte marqué par l’effondrement du bloc soviétique et une mondialisation accélérée, l’Inde a fait le choix de l’ouverture économique, du rapprochement avec les États-Unis et d’un intense réengagement avec l’étranger. Menon rend ici hommage à l’homme qui a impulsé ces choix, le Premier ministre « congressiste » Pamulaparthi Venkata Narasimha Rao (1991-1996), notant qu’il « a entrepris une réforme de la politique étrangère indienne qui a été aussi complète que les fondations posées par Nehru dans les années 1950 ». Menon appelle à la continuation de cette approche discrète, pragmatique et inventive, et se désole à l’inverse de la diplomatie « à la Modi ». Tape-à-l’œil, obsédée par le statut international de l’Inde, et ne travaillant que pour la popularité interne de Modi, cette diplomatie n’est pas, selon lui, à la hauteur des défis qui s’accumulent. Ce sont précisément ces défis, présents et à venir, que Menon expose dans la seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux grandes tendances géopolitiques en Asie depuis la crise financière de 2008.

Les incertitudes de l’ère post-2008

Menon décrit l’ère post-2008 comme une phase de transition, changeante et instable, dont on peine à voir sur quel type d’ordre géopolitique elle pourrait déboucher. La seule chose qui transparaît, pour l’heure, c’est que « la crise de 2008 a remis en question l’ordre politique sous-tendu par la dernière vague de mondialisation, à savoir la domination militaire et politique des États-Unis ». L’incertitude est d’autant plus grande que les dynamiques de changement se déploient sur deux niveaux différents : d’abord entre les États, sous l’effet de la montée en puissance de la Chine et de l’Inde notamment, et ensuite au sein même des États, où s’affirment nationalismes durs et aspirations au repli sur soi. Menon observe que l’hyper-nationalisme et le repli sur soi sévissent dans son propre pays, et dénonce à ce titre la politique protectionniste du gouvernement Modi.

Au-delà du cas indien, Menon s’intéresse surtout à la tendance au repli sur soi des États-Unis. Loin d’être réductible à l’administration Trump, elle reflète selon lui des changements structurels dans la politique intérieure américaine, marquée par « un refus de s’engager militairement à l’étranger, le recours aux alliés et partenaires et la réticence à fournir des biens publics globaux ». Il affirme ainsi qu’« il n’est pas raisonnable d’attendre des États-Unis un retour à l’internationalisme interventionniste et libéral des quatre dernières décennies en Asie, quand leurs intérêts ne semblent plus l’exiger et que leur politique intérieure ne le soutient plus ». Certes, concède-t‑il, les États-Unis pèsent toujours sur le plan de la sécurité, mais pour combien de temps encore ?

Comme bien d’autres, Menon observe que les dirigeants chinois ont vu dans la crise financière de 2008 une preuve manifeste du déclin américain et le début d’une nouvelle ère, propice au déploiement de leurs capacités d’influence extérieure. La Chine a ainsi montré une propension marquée à l’extension de son « influence militaire et politique dans sa périphérie asiatique et une volonté croissante de s’impliquer dans les affaires internes et les politiques de ses voisins ». Menon s’interroge néanmoins sur les fondements de la puissance chinoise, et souligne de lourdes contraintes, liées à des « préoccupations intérieures écrasantes et des enjeux de survie du régime ». Il n’exclut pas l’hypothèse selon laquelle la Chine de Xi Jinping aurait agi trop tôt et trop vite, surestimant ses capacités d’influence internationale.

En attentant, la Chine cristallise le malaise général de la phase de transition post-2008, car elle « montre qu’elle peut enfreindre les règles établies par les autres, notamment le droit de la mer, et que les États-Unis et la communauté internationale choisissent de ne pas faire grand-chose ». Menon estime en effet que la situation en mer de Chine du Sud est lourde de conséquences pour le reste du continent, car elle suggère « un effondrement de l’ordre international ». Sa conclusion est sans appel : « l’ordre actuel n’apparaît simplement plus en mesure d’assurer la sécurité en Asie ».

Des rivalités géopolitiques inquiétantes

Même s’il se garde de prédire un avenir sombre pour l’Asie, Menon s’inquiète du retour de la géopolitique au sens classique du terme avec, au premier rang des préoccupations, des enjeux « de frontières, de bases militaires et d’alliances, ainsi que de sphères d’influence ». L’évolution de la relation entre la Chine et les États-Unis le préoccupe particulièrement, car il discerne chez chacun une même propension à « la militarisation et à la sécurisation continue de la politique étrangère, à l’accroissement du rôle des militaires dans la formulation des politiques aux dépens des hiérarchies civiles traditionnelles » et, plus encore, une même « tendance grandissante à voir les problèmes en termes de jeu à somme nulle ».

La relation sino-indienne est tout aussi préoccupante. Menon anticipe, en l’occurrence, une « période de turbulence et d’incertitude », en raison de la volonté chinoise d’influencer l’Asie méridionale et l’océan Indien, du rôle accru de l’Armée populaire de libération dans la prise de décision concernant le rapport à l’Inde, de l’approfondissement des liens sino-pakistanais dans une logique anti-indienne et, enfin, de la tendance de chacun des deux voisins à conduire une politique étrangère « sur une base nationaliste explicite » et « pour des effets de politique intérieure ».

La poursuite des tensions avec la Chine portera inévitablement l’Inde à renforcer son partenariat avec les États-Unis, pour protéger ses intérêts. Menon souligne ici que les États-Unis jouent, pour l’Inde, un rôle crucial sur tous les plans : pour son développement intérieur, pour l’aider à gérer son environnement extérieur et à faire face à la Chine, enfin pour contribuer « à la configuration de l’ordre international en cours ». Menon précise néanmoins que le partenariat avec les États-Unis pose son lot de problèmes, parce que des inconnues pèsent sur le futur de l’engagement américain en Asie et que l’Asie du Sud et l’océan Indien vont faire l’objet de la rivalité sino-américaine.

La marche à suivre : des coalitions à géométrie variable

Tout en exposant ces tendances préoccupantes, Menon suggère une marche à suivre pour surmonter les défis qui s’annoncent. Optant pour des approches souples et modestes, il recommande de mettre en place « les habitudes et institutions pour s’assurer que les changements dans l’équilibre des forces, qui sont inévitables et rapides, se produisent pacifiquement ». En ce sens, la meilleure façon de procéder « serait de construire des coalitions de bonnes volontés sur des enjeux spécifiques, ouvertes à tous les États désireux de participer et de contribuer ».

Menon précise néanmoins que l’Inde ne doit pas limiter sa participation aux coalitions informelles au seul Dialogue quadrilatéral de sécurité (avec les États-Unis, le Japon et l’Australie). Ce mécanisme n’offre, selon lui, « qu’une réponse partielle aux défis de l’Inde », car il est entièrement tourné vers les espaces maritimes. Pour protéger ses « intérêts de sécurité significatifs sur l’espace continental asiatique », l’Inde doit diversifier ses partenaires de coalition et travailler avec la Russie, l’Iran et la Chine, quitte à passer outre les pressions américaines. Menon encourage même l’Inde à envisager la sécurisation des couloirs de navigation dans l’océan Indien et les mers de Chine avec le Japon et la Chine, pariant que la logique des intérêts convergents pourrait conduire de farouches adversaires à trouver les voies d’une coopération ciblée.

Toujours riche et stimulante, la réflexion de l’auteur se perd parfois dans l’épaisseur du texte. Peut-être faut-il mettre en cause l’ampleur de la zone considérée, qui complique la réflexion et oblige à de nécessaires simplifications. Cette approche présente pourtant un double intérêt. Elle rend d’abord compte d’une vision typiquement indo-centrée, dans laquelle New Delhi, fidèle à l’héritage impérial britannique, conçoit le sous-continent indien comme le pivot de l’Asie. Elle permet ensuite à Menon de se démarquer de l’idée, très en vogue, de l’Indo-Pacifique, d’en souligner les limites conceptuelles, et de rappeler que pour un pays comme l’Inde, les enjeux proprement continentaux demeurent essentiels, et l’obligeront à de nécessaires compromis avec toutes les parties prenantes en Asie, Chine comprise.

Isabelle Saint-Mézard

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