Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021). Dominique David propose une analyse de l’ouvrage de Stephan Martens, L’urgence européenne. Éloge de l’engagement franco-allemand (Presses universitaires de Bordeaux, 2021, 128 pages).
Entre les zélateurs enamourés du « couple » et les dénonciateurs de l’imperium allemand, Stephan Martens nous offre une analyse informée et exigeante du binôme franco-allemand.
L’analyse est nécessaire, car sous les infinies proclamations d’attachement l’impasse est nette. Nul binôme d’États au monde n’a mis sur pied des procédures de coopération aussi poussées – et pourtant les grands choix politiques s’effectuent pour chacun dans la quiétude unilatérale. Le binôme est différemment perçu à Paris et à Berlin – ici plus sèchement, là plus sentimentalement. Et ses fondements sont affectés par le cours même de l’histoire, qui touche en même temps les bases de la construction européenne : la mémoire de la Seconde Guerre mondiale s’estompe – au premier chef pour des dirigeants qui ne l’ont pas connue – comme les exigences nées de la fin de la guerre froide.
Reste le poids des perceptions et des conceptions nationales, et de visions de l’Europe tout aussi contradictoires. Français et Allemands se fréquentent depuis longtemps mais se connaissent peu – en témoigne la faible pratique croisée de leurs langues respectives. Ils se considèrent du haut de lieux communs historiques – la France de la fantaisie et du politique contre l’Allemagne de la rigueur et du droit… L’Allemagne vise une Europe post-nationale et pré-fédérale quand la France rêve toujours d’une assomption de sa puissance.
Régulièrement, un traité tente de confirmer le mariage. Celui d’Aix-la-Chapelle multiplie les projets d’échange et de concertation – un Conseil franco-allemand d’experts économiques censé rapprocher les conceptions économiques… Et l’on décompte les progrès cosmétiques en matière de défense, de budget de la zone euro ou même de dette commune. Dans les faits, les blocages de pensée demeurent sous les affichages politiques.
La réalité est pourtant qu’il y a bien une urgence franco-allemande pour l’Europe. L’Europe, relève Martens, est aujourd’hui le seul véritable « modèle de vie » démocratique proposé dans le monde et le franco-allemand est de fait la seule force motrice de ce projet. D’où la nécessité que se rapprochent les conceptions des deux acteurs. Berlin doit prendre conscience que l’Allemagne ne peut être forte économiquement contre les autres Européens ; son industrie d’armement ne peut être régie par des logiques purement commerciales ; le monde ne peut être gouverné par le droit et le doux commerce…
La France doit aussi faire évoluer sa vision et ses méthodes, et cesser de croire qu’elle est le seul partenaire concevable dans la tête des Allemands. Le binôme ne peut durer qu’autour de conceptions proches et non en fonction de coopération technocratiques, intéressantes mais limitées quand les exigences du temps sont d’abord politiques.
Surtout, Français et Allemands doivent s’interroger sur les perspectives de la construction européenne : à 27 l’avance a toute chance de demeurer poussive. Mais le glissement vers le fameux « noyau dur » supposerait que Berlin rompe avec sa religion de l’inclusivité…
Le court essai de Stephan Martens apporte sur des sujets trop communs une fraîcheur d’analyse réconfortante : Français et Allemands ont beaucoup de choses à se dire, au-delà de célébrations convenues. Et la marche du monde rend ces échanges urgents.
Dominique David
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