Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2022 de Politique étrangère (n° 1/2022). Jean-Pierre Filiu propose une analyse de l’ouvrage de Denis Bauchard, Le Moyen-Orient au défi du chaos. Un demi-siècle d’échecs et d’espoirs (Maisonneuve et Larose/Hémisphères, 2021, 378 pages).

Peu de personnalités françaises peuvent se prévaloir d’une expérience moyen-orientale de plus d’un demi-siècle. Denis Bauchard est membre de ce club très réservé puisque c’est en 1966 qu’il rejoint le Liban comme conseiller financier à vocation régionale. Il a pu ainsi se rendre par la route de Beyrouth à Bagdad, en passant par Alep et Mossoul, aller-retour aujourd’hui inconcevable. Il a aussi connu les protectorats britanniques du Golfe, alors bien modestes, solidaires pour résister aux ambitions saoudiennes, mais divisés entre les Émirats arabes unis, le Qatar, Bahreïn et Oman lors de leur accession à l’indépendance. Il a même été consulté par le président libanais lors de la banqueroute d’une des principales banques de Beyrouth. Au temps pour la « Suisse du Moyen-Orient » !

Mais l’intérêt de cet ouvrage, au titre paradoxalement réducteur, réside moins dans ces souvenirs rapportés d’une plume alerte que dans les analyses menées sur une période aussi longue par celui qui fut, entre autres, ambassadeur en Jordanie de 1989 à 1993, directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient au Quai d’Orsay de 1993 à 1997, président de l’Institut du monde arabe de 2002 à 2004, avant de rejoindre l’Ifri. Denis Bauchard nous livre ainsi une réflexion au long cours, nourrie de ses différents postes et points de vue, ainsi que d’une authentique expertise économique, particulièrement bienvenue sur un dossier qui a nourri nombre de généralisations géopolitiques ou d’amalgames confessionnels. Il est ainsi convaincu que le tournant majeur de l’histoire contemporaine de la région intervient avec la désastreuse invasion américaine de l’Irak en 2003, ce qu’il appelle le « prélude au chaos » actuel.

Il est évident que l’impact déstabilisateur de cette invasion a été d’autant plus considérable que les dictatures arabes ont désormais associé leurs propres oppositions aux visées américaines pour mieux les museler. Mais Denis Bauchard aurait aussi pu souligner la responsabilité, au moins indirecte, de Jacques Chirac dans cette « montée des périls » : le président français, auréolé dans le monde arabe par son opposition à l’aventurisme américain, n’a jamais cherché à capitaliser sur ce formidable crédit pour encourager une dynamique de réformes ; il s’est au contraire fait le champion d’un statu quo autoritaire, alors même que ces différents régimes étaient déjà entrés en crise structurelle. La France aurait pourtant pu incarner une « troisième voie », entre l’interventionnisme américain et la glaciation despotique, alors que Chirac préféra déclarer en 2003, en visite officielle dans la Tunisie de Ben Ali : « le premier des droits de l’homme, c’est de manger »…

Denis Bauchard nous livre de passionnantes réflexions sur les dix dernières années de dialectique entre révolution et contre-révolution, marquées par l’affirmation des sociétés civiles mais aussi par la multiplication des États faillis et la poussée du djihadisme. Il propose en conclusion trois scénarios d’évolution du Moyen-Orient à l’horizon 2050, un exercice délicat qu’il mène avec brio. L’important reste à ses yeux l’affirmation des acteurs régionaux, là où très longtemps les grandes puissances ont dicté leur agenda. Une raison supplémentaire pour apprendre de cet observateur à la fois engagé et lucide.

Jean-Pierre Filiu

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