Suite au sondage réalisé sur ce blog cette semaine, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022) – disponible en librairie le 7 juin– que vous avez choisi d'(é)lire : « Algérie : une restauration musclée », écrit par Akram Belkaïd, journaliste au Monde diplomatique et membre du comité de rédaction d’Orient XXI.

Le 12 décembre 2019, Abdelmadjid Tebboune était élu président de la République algérienne dès le premier tour du scrutin avec 58,13 % des suffrages exprimés, soit l’équivalent de 4,9 millions d’électeurs. Ancien wali (préfet), ministre à plusieurs reprises et même chef du gouvernement durant quelques mois en 2017, A. Tebboune succédait ainsi à Abdelaziz Bouteflika. Lâché par l’armée, ce dernier avait renoncé en avril à briguer un cinquième mandat en raison d’une très forte opposition populaire née au début de l’année. Bien que boudée par un grand nombre d’électeurs (14,7 millions d’entre eux ne se sont pas déplacés aux urnes, soit un taux d’abstention record de 60,12 %), cette élection marquait un point d’inflexion majeur dans une séquence jusque-là caractérisée par l’irruption du peuple algérien dans l’arène politique et son refus persistant d’un retour à la normale.

Début et fin (provisoire ?) du Hirak

En février 2019, l’annonce d’une candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat provoquait la colère de nombreux Algériens. Malade, diminué physiquement et invisible sur les scènes nationale et internationale depuis plusieurs années, le locataire du palais d’El Mouradia, ainsi que sa garde rapprochée personnifiée par son frère Saïd, entendait donc garder la main sur les affaires de l’État, refusant un quelconque passage de témoin. La cérémonie de proclamation de candidature, dans la salle de la Coupole sur les hauteurs d’Alger, organisée, entre autres, par le parti du Front de libération nationale, constitua le catalyseur d’une réaction populaire à laquelle ne s’attendait visiblement pas le pouvoir.

Des centaines de sympathisants furent acheminés des quatre coins du pays, à qui l’on distribua des sandwichs au cachir – charcuterie locale désormais synonyme de prévarication. Ils furent encouragés à acclamer non pas le candidat, absent, mais son portrait dûment encadré – d’où le surnom donné à ce rassemblement électoral de « cérémonie du cadre ». Trop sûrs d’eux, les organisateurs ont finalement provoqué l’humiliation de trop, et donc la colère immédiate d’un peuple jusque-là réticent à s’engager dans une manifestation d’envergure contre le régime. Il faut rappeler que le souvenir de la transformation du printemps algérien (1989-1991) en décennie noire (1992-2002) a longtemps pesé dans les mémoires. C’est ce qui a poussé la population à préférer jusque-là le statu quo, fût-il insatisfaisant, à l’aventure incertaine que pouvait représenter l’expérience d’une nouvelle ouverture démocratique.

Après plusieurs manifestations à l’intérieur du pays, celles, massives, du vendredi 22 février ont constitué le point de départ du Hirak – mot arabe tiré de la racine h-r-k, signifiant « mouvement ». Un mouvement, pacifique et national, qui ne s’est pas contenté d’exiger le retrait de la candidature de Bouteflika (elle interviendra le 1er avril), mais a aussi revendiqué la remise à plat de tout un système politique, ainsi qu’en témoignent deux de ses slogans majeurs : « yetnahaw ga’ » (« Qu’ils dégagent tous ») et « dawla madania machi ‘askariya » (« Un État civil, pas militaire »). D’avril à décembre, le bras de fer entre les manifestants et le pouvoir n’a pas cessé. Comme toujours, l’armée a joué dans cette lutte un rôle clé. Elle était au départ aux côtés de Bouteflika contre les « ingrats » – pour reprendre le terme du général Ahmed Gaïd Salah. Mais, très vite, le chef d’état-major et ses pairs ont compris que la rue ne désarmerait pas. Bouteflika a donc été sacrifié, poussé sans ménagement à la démission. À partir de ce moment, sans entrer dans le détail des différents événements qui marquèrent l’année 2019, on peut affirmer que les objectifs des manifestants et ceux de l’armée n’ont plus jamais été les mêmes, même s’il convient de rappeler que la paix civile fut toujours préservée. D’un côté, les « hirakistes » voulaient le changement, voire la rupture avec un mode d’exercice du pouvoir mis en place au lendemain de l’indépendance. De l’autre, le régime, symbolisé par l’omniprésence médiatique de Gaïd Salah, estimait que la rue avait déjà eu gain de cause avec le retrait de Bouteflika ainsi que l’emprisonnement de plusieurs membres de son clan, et qu’il fallait s’en contenter. Le message, répété à l’envi par le général, était clair : terminé le désordre, les choses doivent revenir à la normale.

Pour autant, la contestation était telle qu’il fut impossible pour le régime d’organiser le scrutin présidentiel au mois de juillet, comme le prévoyait pourtant la Constitution. Aussi, dès la rentrée, le pouvoir durcit le ton, le chef d’état-major multipliant les discours et les sorties sur le terrain. Il espérait, d’un côté, imposer au plus vite une élection présidentielle qui serait synonyme de retour au cadre constitutionnel et, de l’autre, maintenir la cohésion de l’armée et, surtout, éviter que la troupe ne devienne perméable aux revendications du Hirak.

Les manifestations du vendredi n’ont pas perdu de leur vigueur (ce fut le cas, par exemple, le vendredi précédant la date du 1er novembre, jour anniversaire du déclenchement de la guerre d’Indépendance) mais la tenue du scrutin du 12 décembre 2019 constitua un revers majeur pour le Hirak, même si l’importante abstention témoignait d’un désaveu flagrant concernant le régime. Pour autant, les manifestations continuèrent et, à l’approche du printemps, le président Tebboune se retrouvait confronté à une contestation toujours vive. C’est dans ce contexte qu’apparut  l’épidémie de Covid-19, qui provoqua l’interruption des manifestations à partir de mi-mars. Depuis, chaque tentative de redémarrage du Hirak a échoué.

Les raisons d’un échec

Il serait tentant d’attribuer à la pandémie, et aux confinements répétés qu’elle a imposés à la population algérienne, l’unique raison de l’échec, fût-il provisoire, d’un Hirak finalement incapable de changer l’ordre établi. Mais il est évident que de multiples facteurs expliquent cette incapacité à contraindre le régime à négocier une sortie de crise par une transition démocratique.

Il y a, bien sûr, le fait que ce dernier n’a jamais voulu tendre la main aux manifestants, du moins de manière sincère. Au faîte de sa campagne électorale, puis immédiatement après son élection, A. Tebboune a même revendiqué d’être « le candidat du Hirak ». Il n’évoquait pas celui des opposants qui continuaient à manifester mais le « vrai » Hirak : entendre celui qui avait obtenu la démission de Bouteflika et qui, ensuite, aurait été dévoyé. Jusqu’à son décès fin décembre 2019, le général Gaïd Salah ne disait pas autre chose. Pour lui, le « vrai » Hirak avait atteint son but et les Algériennes et Algériens étaient priés de ne plus sortir dans la rue, de ne pas suivre les « bandes égarées » et autre « détritus » qui s’échinaient à manifester pour réclamer un changement de régime. Outre la tentative de disqualifier le (véritable) Hirak populaire, cette stratégie relevait d’un fondement dogmatique qui a toujours conditionné l’attitude du régime algérien : c’est lui, et lui seul, qui décide des changements et des ouvertures politiques. Il n’est donc pas question pour lui de négocier avec l’opposition, quelle qu’elle soit, et il rechigne à lâcher du lest sous la pression des événements.

Cela est d’autant plus vrai que les difficultés du Hirak tenaient aussi à l’incapacité des manifestants à s’organiser en force politique à la fois unifiée, crédible et clairement identifiée. Certes, plusieurs tentatives de regroupement ont existé et nombre d’initiatives menées par des représentants de la société civile (avocats, journalistes, syndicalistes, défenseurs des droits humains, hommes d’affaires, etc.) ont proposé des textes et des plateformes à partir desquels il aurait été possible d’entamer un dialogue constructif entre pouvoir et « hirakistes ». Mais tout cela n’a pas abouti. Le Hirak est demeuré un mouvement populaire, impressionnant par sa capacité de mobilisation mais sans véritable représentation.

Comment expliquer un tel décalage entre la vigueur des marches populaires et leurs faibles incidence et représentativité politiques ? Les réponses ne sont pas évidentes, mais l’une d’elles oblige à réfléchir à cette constante, désormais très répandue dans le monde, qui veut que nombre de mouvements récents de protestation refusent l’organisation politique traditionnelle, autrement dit la constitution de partis, au bénéfice de regroupements horizontaux et sans hiérarchie. Qui sait, peut-être a-t‑il manqué au Hirak une figure emblématique et consensuelle – de la carrure d’un Hocine Aït Ahmed ou d’un Mohamed Boudiaf, tous deux disparus –, qui aurait endossé le rôle d’opposant principal et forcé le régime à négocier.

À cela s’ajoute une autre raison majeure, celle de l’atonie persistante de l’activité partisane. La question posée par l’émergence du Hirak était simple : comment faire de la politique quand la vie des partis est totalement inexistante depuis au moins trois décennies ? En 1999, lorsqu’il fut élu pour la première fois à la tête du pays, Abdelaziz Bouteflika avait refusé de renouer avec l’élan de l’ouverture démocratique née des émeutes d’octobre 1988. Alors que la vie politique s’était réduite à sa plus simple expression durant les années 1990, en raison des violences armées qui ensanglantaient le pays, le président œuvra à empêcher toute renaissance des partis, notamment par le biais de législations contraignantes et une pression continue contre toute forme de contestation pacifique. Cela fut le cas, notamment, quand des Algériens regroupés en collectifs tentèrent de l’empêcher de réviser la Constitution pour briguer un troisième mandat en 2009, ou quand, déjà malade, il imposa sa réélection en 2014 pour une quatrième mandature.

Le résultat est qu’aucun parti politique n’était capable de prendre le relais du Hirak, ou même de bénéficier de sa dynamique. Il y eut certes des réunions, des communiqués, des initiatives de la part de représentants de formations plus ou moins actives comme le Front des forces socialistes (FFS) ou le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), mais pour beaucoup de manifestants, et surtout chez les jeunes nés à la fin des années 1990 et n’ayant connu que Bouteflika au pouvoir, tout cela relevait d’un temps ancien à bannir. Même les islamistes issus de la mouvance radicale jadis symbolisée par l’ex-Front islamique du salut n’ont pas échappé à ce désaveu. Durant les marches, les tentatives de certains de ses militants d’orienter les revendications dans un sens politico-religieux, favorable à l’instauration d’une dawla islamiya (État islamique), ont provoqué la colère des manifestants et obligé les islamistes à remiser leurs slogans. Il aurait fallu plus de temps au Hirak pour qu’il puisse donner naissance à de nouvelles formations politiques, qui soient susceptibles de rencontrer l’adhésion d’une grande partie des contestataires, notamment des plus jeunes.

Enfin, il faut relever que le Hirak algérien n’a guère été soutenu de l’extérieur. Contrairement aux révolutions « de couleurs » d’Europe de l’Est – on pense notamment à l’Ukraine de 2014 –, il a même subi une certaine forme de désaffection. Les premières semaines, l’intérêt médiatique occidental fut réel mais les journalistes furent rapidement lassés par l’absence de bouleversements majeurs et, surtout, immédiats – exception faite de la démission de Bouteflika ; ainsi que par l’impossibilité de décrire les événements sous un angle binaire (tel parti politique contre le pouvoir). Par ailleurs, ils rencontraient beaucoup de difficultés à se rendre en Algérie en raison d’une politique très restrictive en matière de visas de presse. Quant aux chancelleries européennes, elles n’ont pas témoigné d’un enthousiasme débordant à l’égard des manifestants. Le cas français fut en cela emblématique. Dans un premier temps, Paris a applaudi la proposition de Bouteflika de prolonger son mandat de deux ans (à l’image du « glissement » pratiqué dans plusieurs pays africains), avant de soutenir timidement le Hirak, tout en souhaitant un retour rapide à l’ordre constitutionnel via des élections. Par la suite, le président Emmanuel Macron endossait le discours savamment distillé par les porte-voix du régime, selon lesquels le Hirak n’aurait été qu’un mouvement urbain déconnecté du pays profond, et notamment d’une Algérie rurale qui serait restée fidèle au régime. Pourtant, les manifestations ont eu lieu dans tout le pays, y compris dans ses endroits les plus reculés, et la population algérienne est aujourd’hui pour l’essentiel urbaine… Quoi qu’il en soit, il est évident que la France, et le reste de l’Europe, a été échaudée par les dérapages des printemps arabes, notamment en Libye et en Syrie, et que le maître-mot dans les relations entre Paris et l’Algérie demeure celui du maintien de la stabilité.

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