La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article du numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022), « Guerre en Ukraine : Schumpeter au pays des Soviets », écrit par Michel Goya, ancien colonel de l’armée de Terre et historien militaire.

Dans leur forme, les opérations militaires en Ukraine ouvertes le 24 février 2022 relèvent de l’« industriel tardif ». Les armées sont proches, dans leur organisation et leurs méthodes, de l’optimum de la fin de la Seconde Guerre mondiale – avec un volume des forces plus faible et quelques nouveautés qui n’annoncent pas forcément de révolution. En maîtrisant moins que prévu l’art industriel de la guerre, les forces russes n’ont pas réussi à utiliser à fond leur potentiel, contrairement à celles de l’Ukraine qui sont aidées par une puissante coalition de soutien.

Après une phase dynamique, où les Russes ont bénéficié de l’avantage initial de la puissance et de la surprise, les opérations se sont donc stabilisées sur un front rigide, à la manière des combats en Belgique et en France en 1914. Comme à l’époque, les moyens employés ont rapidement connu des rendements opérationnels décroissants, ce qui est la définition d’une crise schumpetérienne. Pour sortir de cette impasse, il n’est pas d’autre solution que de rompre l’équilibre des forces par l’engagement massif de ressources nouvelles, et surtout par l’innovation.

Une armée est toujours l’association d’hommes et d’équipements, dans des structures données et avec une culture particulière. La combinaison de ces quatre éléments induit ce que cette armée est réellement capable de faire face à l’ennemi.

Dans ses équipements, l’armée de Vladimir Poutine a semblé émerger de la crise de l’après-guerre froide à partir de 2010, et surtout 2015, avec une nouvelle génération d’équipements très avancés, et complaisamment présentés, comme le système antiaérien S-400, les chasseurs Su-57 de cinquième génération, les missiles hypersoniques Kinjar ou les chars de bataille T-14 Armata. Toute une panoplie parfois sans équivalent dans le reste du monde.

Sans même parler de la corruption interne du complexe militaro-industriel russe, cette modernisation technique était cependant fragile. Les ressources budgétaires et le capital de savoirs étaient effectivement insuffisants pour soutenir simultanément la modernisation de toutes les composantes militaires – arsenal nucléaire pléthorique, grande force aérospatiale, marine, force aéroterrestre massive – d’une puissance qui se veut globale. Cette modernisation dépendait aussi beaucoup des apports de la technologie occidentale importée, une ressource qui s’est tarie d’un coup après les sanctions de 2014 liées à l’annexion de la Crimée. Au bout du compte, le groupe d’armées réuni pour l’invasion de l’Ukraine en 2022 ressemble beaucoup, avec quelques innovations, au Groupe des forces armées soviétiques en Allemagne qui préparait l’attaque contre la République fédérale allemande dans les années 1980. Il y fait également penser par ses structures et son esprit. L’armée russe a bien tenté d’imiter les forces professionnelles occidentales, en particulier américaines, après leurs victoires spectaculaires contre l’Irak en 1991 et 2003 mais, là encore, la transformation a été très incomplète. Faute d’un nombre de volontaires suffisant, le système militaire russe est resté hybride, combinant un tiers de conscrits – inutilisables hors du territoire de la fédération sauf guerre déclarée – et deux tiers de soldats sous contrats, par ailleurs souvent courts. Parmi les problèmes qu’engendre cette hétérogénéité, l’incapacité à constituer un corps de sous-officiers solide sur cette faible base professionnelle n’est pas le moindre.

Pour faciliter leur pénétration, espérée très rapide, en direction de Kiev et du Dniepr, les armées combinées sont normalement précédées par des forces d’appui air-sol – fournies par un potentiel de 900 hélicoptères et avions d’attaque – et d’assaut par air – quatre divisions et quatre brigades aéromécanisées ainsi que la 45e brigade de forces spéciales. C’est là un point fort russe, qui implique néanmoins de disposer au préalable de la supériorité aérienne. En résumé, le groupe d’armées russe est une énorme machinerie industrielle. Composée d’une gigantesque artillerie entourée de bataillons blindés, équipés de matériels soviétiques modernisés, elle exige une somme considérable de compétences, ainsi que des structures de commandement et de logistique bien organisées pour fonctionner à plein rendement. Or ces flux d’informations et de ravitaillement, qui n’ont plus été testés à une très grande échelle depuis 1945, ne sont clairement pas à la hauteur.

Face à la menace russe

Si les forces armées russes se doivent d’être un système global susceptible d’affronter éventuellement l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, celles de l’Ukraine ont l’avantage de pouvoir se concentrer sur une mission unique : résister à une attaque russe.

Avec des composantes initialement assez proches de celles de l’armée russe post-soviétique, et après une série de défaites en 2014 et 2015, l’armée ukrainienne a davantage innové que sa voisine, en particulier à partir de 2016, lorsque le pouvoir politique a eu suffisamment de force pour s’imposer au conservatisme « soviétique » de l’institution.

Avec des ressources budgétaires limitées à 5,5 milliards d’euros en 2021 – soit un doublement en cinq ans –, les efforts ont surtout porté sur les innovations de structure ou de culture associées à l’amélioration du parc d’équipements existant, et quelques ajouts précis.

Dans les espaces vides – l’air, la mer et dans une moindre mesure le cyberespace plus facilement disputable –, la stratégie ukrainienne consiste à en disputer l’accès par un réseau antiaérien multicouche assez dense, fondé en particulier sur le système à longue portée et haute altitude  S-300, et une bonne capacité de défense des côtes. Si la flotte maritime est minuscule, la force aérienne de combat (parc théorique de 90 avions, 35 hélicoptères d’attaque Mi-24 et au moins 6 drones MALE TB-2 au début de la guerre) est organisée pour résister autant que possible aux attaques russes et mener une guérilla air-sol.

La défense du territoire est structurée en quatre zones, commandant chacune des éléments organiques d’appui et cinq brigades de manœuvre. Les brigades de manœuvre sont ordonnées classiquement en petits bataillons de mêlée, un bataillon d’artillerie et un bataillon de commandement, d’appui et de soutien. Si la densité d’artillerie y est moins importante, ces brigades sont d’un emploi beaucoup plus souple que les unités russes.

Le commandement central dispose de son côté de la brigade des forces spéciales, de l’artillerie à longue portée, des sept brigades d’assaut par air et deux brigades d’infanterie de marine. L’ensemble des forces d’active se monte à environ 200 000 hommes. Il faut y ajouter autant de réservistes pour former quatre brigades de manœuvre de plus et surtout 25 brigades territoriales, soit une par province. Avec la garde nationale et les différentes milices commandées par le ministère de l’Intérieur, cette force de réserve est à peu près équivalente en volume à l’armée d’active. De manière moins visible mais tout aussi importante, l’armée ukrainienne s’est professionnalisée, dans tous les sens du terme, sur le modèle occidental avec l’aide des États-Unis et du Royaume-Uni.

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