Cette recension est la première note de tête du numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Jolyon Howorth propose une analyse de l’ouvrage de Mary E. Sarotte, Not One Inch: America, Russia and the Making of Post-Cold War Stalemate (Yale University Press, 2021, 568 pages).

En mars 1995, le président Bill Clinton explique au Premier ministre néerlandais Willem Kok, en visite à Washington, la clé de sa stratégie vis-à-vis de l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) vers les pays de l’Europe centrale et orientale (PECO). Il note l’extrême faiblesse économique de la Russie de Boris Eltsine, qui offre aux États-Unis un levier de pression inespéré. Il reconnaît que la politique d’élargissement risque de provoquer avec Moscou un bras de fer aux conséquences potentiellement dramatiques : « ce sera difficile » constate Clinton, « mais je pense que la Russie peut être achetée [bought off] ». La remarque, reproduite par Sarotte dans ce livre majestueux (p. 223), illustre l’arrogance d’une politique américaine qui, selon Vladimir Poutine, constitue le casus belli de l’actuel conflit d’Ukraine.

Se fondant sur la consultation exhaustive de dix-huit fonds d’archives des deux côtés de l’Atlantique et sur plus d’une centaine d’interviews des principaux acteurs du drame, Sarotte reconstruit minutieusement, presque au jour le jour, l’histoire des rapports entre les États-Unis et la Russie tout au long des années 1990.

Le 9 février 1990, le secrétaire d’État américain James Baker, en visite à Moscou, tente de faire accepter à Mikhaïl Gorbatchev l’unification des deux Allemagnes et, surtout, de lui faire retirer de l’Allemagne de l’Est (RDA) les centaines de milliers de soldats soviétiques qui y stationnent. Baker propose à son interlocuteur l’hypothèse « d’une Allemagne réunifiée, liée à l’OTAN, mais avec l’assurance que la juridiction de l’OTAN ne se déplacera pas d’un centimètre vers l’Est » (p. 55). Not one inch : voilà le terme qui provoquera des controverses ininterrompues durant les trente années suivantes.

Mary Sarotte éclaire le processus par lequel ce not one inch, au départ si restrictif, se fait au fil des ans infiniment extensible. Aucune partie du territoire de l’Europe centrale et orientale ne sera exclue de la perspective d’élargissement de l’Alliance. Sarotte décèle trois moments clés – des tournants irréversibles – où une décision d’un président américain exclut tout autre perspective que celle d’une avancée de l’OTAN. La question cruciale fut bien la manière dont l’élargissement fut envisagé et mis en œuvre.

Le premier tournant advient peu après le retour de Baker à Washington en février 1990. Le président George H. W. Bush rejette d’un revers de main toute interdiction d’élargissement de l’OTAN : « To hell with that! ». Son « nouvel ordre mondial » sera forgé autour d’une OTAN extensible. Mais en contrepartie, Bush savait qu’il fallait faire des concessions à Moscou, reconnaissant même que, à mesure que l’OTAN se rapprocherait de la Russie, le prix à payer, « au centimètre », augmenterait. Le territoire de l’ex-RDA reste le seul en Europe centrale où la présence d’armes nucléaires est interdite – concession tangible que Bush consentit à Boris Eltsine.

Le deuxième tournant date de 1993 – après l’élection de Bill Clinton en novembre 1992. Au début, celui-ci souhaite tout faire pour éviter de créer une nouvelle ligne de division au centre de l’Europe. Il repousse les demandes, de plus en plus insistantes, provenant des PECO, pour une accession rapide à l’OTAN. Il privilégie le processus de Partenariat pour la paix (PfP) qui offre à tous les pays d’Europe – y compris à la Russie – une association avec l’Alliance : lente, pragmatique, diffuse et échelonnée, au terme de laquelle l’accession pourrait être envisagée selon des critères clairs. Eltsine saluait ce projet comme « génial » (p. 178). Pour Sarotte, la formule PfP, si elle avait été poursuivie jusqu’au bout, aurait pu forger des rapports sensiblement moins tendus entre États-Unis et Russie. On ne le saura jamais.

Le troisième tournant intervient en 1995. Clinton abandonne brutalement le PfP et décide de poursuivre rapidement l’expansion de l’OTAN. Trois facteurs expliquent ce changement de cap aux conséquences in fine dramatiques. D’abord, en 1994, la victoire aux élections de mi-mandat du Parti républicain de Newt Gingrich. Très à l’écoute des communautés polonaise et lituanienne du Midwest, il avait fait campagne en faveur de l’expansion rapide de l’OTAN. Clinton estime que, pour être réélu en 1996, il se doit d’emboucher lui-même la trompette otanienne. Lors d’une réunion houleuse avec Eltsine à Moscou en mai 1995, les deux présidents discutent de leurs perspectives de réélection en automne 1996. Eltsine confie que toute annonce d’élargissement de l’OTAN lui serait fatale. Clinton lui répond avoir le problème inverse. Les Républicains, qui prônaient en 1994 l’élargissement, avaient spectaculairement réussi dans les États du Wisconsin, de  l’Illinois et de l’Ohio, États ayant sensiblement contribué à son élection en 1992, mais qu’il avait remportés dans un mouchoir. Il lui fallait absolument les gagner de nouveau en 1996 (p. 231). Clinton accepte pourtant de retarder l’annonce de la première vague d’élargissement jusqu’en 1997, après la réélection d’Eltsine.

Deuxième facteur derrière la mise en veilleuse du PfP : l’abandon par Eltsine d’une politique de paix, avec le déclenchement en décembre 1994 de la première guerre de Tchétchénie. Ce fut là, pour Washington, la preuve indiscutable que la Russie des années 1990 n’était pas encore convertie aux normes de la démocratie libérale.

Le troisième facteur fut le rôle décisif de conseillers proches de Clinton  – Madeleine Albright, Strobe Talbott ou Richard Holbrooke –, pour qui le dossier otanien était devenu quasi obsessionnel. Leur « victoire » contre le secrétaire à la Défense William Perry, qui s’opposait farouchement à l’élargissement, fut indirectement facilitée par l’éclatement au grand jour de l’affaire Monica Lewinsky. Avant cette affaire, lors de chaque réunion géostratégique importante, Clinton était entouré d’une équipe diplomatique et militaire qui l’aidait à se focaliser sur l’essentiel de chaque dossier. À compter de janvier 1998, quand l’affaire Lewinsky a dominé la une des médias, on a découvert un président distrait, entouré  d’avocats, incapable de se concentrer sur autre chose que sa propre survie politique.

Dans l’histoire de l’élargissement de l’OTAN, l’Ukraine a dès l’origine occupé un rôle central. En 1993, alors que Washington essayait de persuader l’Ukraine de se débarrasser de son arsenal nucléaire, on fit miroiter l’accession à l’OTAN comme prix de l’acquiescement de Kiev (p. 160). Le président Koutchma a pris très au sérieux cette perspective et tenté de marchander avec les Américains, mais ceux-ci savaient pertinemment qu’un tel aboutissement serait le franchissement d’une ligne rouge absolue pour Moscou. Au fil des ans, pour Washington, la non-accession de l’Ukraine à l’Alliance devient politiquement impensable (refus de toute nouvelle ligne de division en Europe), alors que l’accession devient militairement impossible (risque de guerre OTAN-Russie). Ce casse-tête annonçait immanquablement, tôt ou tard, une crise sécuritaire – ceci bien avant l’avènement en 1999 de Vladimir Poutine.

Dans les débats qui font rage depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022, le mémorandum de Budapest a souvent été cité comme exemple parfait de la mauvaise foi russe. Le 5 décembre 1994, la toute neuve Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), que Moscou souhaitait mettre en valeur comme base de l’ordre sécuritaire futur en Europe, organise un sommet dans la capitale hongroise. Plusieurs documents y sont signés par la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et le Royaume-Uni. L’Ukraine, ayant enfin transféré à la Russie son arsenal nucléaire, signe le traité de non-prolifération nucléaire. Les États-Unis et la Russie signent les instruments de ratification du traité Start 1. Enfin, Moscou, Washington et Londres signent un document « assurant » Kiev de « son indépendance, sa souveraineté et ses frontières existantes ». Les Ukrainiens avaient demandé des « garanties » plutôt que des « assurances », voire carrément un traité. Devant le refus américain, ils durent se contenter d’une phrase : les parties « se consulteront dans le cas où une question se poserait au sujet des engagements énoncés ci-dessus ». Un juriste américain aurait déclaré que le mémorandum de Budapest fut un « morceau de papier dépourvu de toute valeur » (p. 203).

Dans son discours liminaire à Budapest, le président Clinton avait saisi l’occasion d’affirmer sa nouvelle ligne géopolitique, en déclarant que « l’OTAN reste la pierre angulaire de la sécurité en Europe » et en affirmant qu’aucun pays ne pourrait opposer son véto à l’expansion de l’Alliance. Eltsine et, surtout, son ministre des Affaires étrangères Andrei Kozyrev en furent stupéfiés. À peine née, l’OSCE était écartée de la « première division » géostratégique. Le président russe accusait Clinton d’instaurer « une paix froide ». À partir de ce moment, selon Sarotte, la coopération entre la Russie et les États-Unis s’effondre.

La Russie n’a jamais cessé de protester contre « l’humiliation » que représentait pour elle l’élargissement de l’OTAN. S’agissant de l’acte fondateur Russie-OTAN par lequel Moscou était contrainte en 1997 de se résigner à la première vague d’élargissement (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie), un juriste américain a pu noter : « tout ce qu’on leur promet ce sont des réunions mensuelles » (p. 267).

En mai 1991, le président George H. W. Bush demandait au président hongrois Arpad Gonez si l’affaiblissement de la Russie serait souhaitable pour les Hongrois. Et Arpad répondait que même une Russie affaiblie « restera une grande puissance et, dans une ou deux générations, tentera de rétablir son influence » (p. 115).

Pour qui veut comprendre l’effondrement des rapports russo-américains des années 1990 et leurs conséquences actuelles, le livre de Mary Sarotte constitue une source historique indispensable. Ne lirait-on qu’un seul livre sur cette question, Not One Inch s’imposerait comme un chef-d’œuvre du genre.

Jolyon Howorth
Professeur émérite de politique européenne
à l’université de Bath et fellow à la Harvard Kennedy School

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