Cette recension croisée constitue la seconde note de tête du numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Thomas Gomart, directeur de l’Ifri, propose une analyse de trois ouvrages : Michael S. Neiberg, When France Fell: The Vichy Crisis and the Fate of the Anglo-American Alliance (Harvard University Press, 2021) ; Brendan Simms, Hitler. Le monde sinon rien (Flammarion, 2021) ; George-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste (Tallandier, 2021).

Déclenchée le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie renvoie non seulement aux conditions de la chute de l’URSS en 1991, mais aussi aux conceptions de l’ordre européen nées de la Première Guerre mondiale. Trois livres d’historiens aident à se repérer dans le brouillard stratégique actuel en retraçant la généalogie des projets initiés pour réorganiser le continent et le dominer. En ce sens, ils vont bien au-delà du débat historiographique traditionnel, car ils permettent une mise en perspective historique indispensable en ces temps de confusion intellectuelle, savamment alimentée par des forces politiques qui ne se privent ni de raccourcis ni de contre-vérités. À l’heure de « débats » reposant davantage sur les opinions du moment que sur les faits historiques, la lecture de ce type d’ouvrages – fondés sur des recherches de longue haleine et des réflexions patiemment mûries – est une nécessité civique.

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Sorbonne, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Georges-Henri Soutou est parfaitement conscient des risques du métier d’historien qui, en l’espèce, consistent à identifier les traces du projet européen de l’Axe alors que, pour beaucoup, « l’Europe est devenue aujourd’hui une idéologie ou une quasi-religion, ou représente en tout cas le Bien face au Mal absolu du nazisme ». Dédiant son ouvrage à Jorge Semprún (1923-2011), Georges-Henri Soutou pense en Européen grâce à une grande maîtrise historiographique. Europa ! vient enrichir une œuvre indispensable à la compréhension des relations stratégiques au xxe siècle, en complétant notamment La Grande Illusion (Paris, Tallandier, 2015). Il reprend, approfondit et revisite la thèse défendue par l’historien américain John Lukacs (1924-2019), selon laquelle les Européens auraient été, fin 1940-1941, résignés à accepter l’ordre nouveau, auquel ils prêtaient intérêt, si la guerre s’était arrêtée à ce moment-là. En d’autres termes, le projet européen des puissances de l’Axe était convaincant pour nombre de milieux, qui en garderont certains aspects après la guerre.

Dès les années 1920, de nombreux industriels et banquiers œuvrent à une organisation de l’Europe pour éviter de renouveler la catastrophe de 1914, résister à la puissance économique américaine et à l’expansion du communisme. Cette dynamique se retrouve sur le plan intellectuel à travers la renaissance de la notion de civilisation européenne. Georges-Henri Soutou analyse dans le détail cette « européanisation » des idéologies et leur diffusion dans différents milieux, en rappelant notamment que l’antisémitisme ne se limita nullement à l’Allemagne nazie. Sur le plan géopolitique, il distingue les ambitions italiennes et allemandes. Les premières portaient sur un ensemble euro-méditerranéen incluant les Balkans, la Méditerranée et l’Afrique en ajoutant deux traits : la « romanité » comme héritage d’une civilisation prestigieuse et la « régénération » d’une Europe malade grâce au fascisme. Mais Mussolini oublia rapidement les principes de Machiavel : « ce fut la limite de la Rome fasciste ». Les secondes sont plus difficiles à démêler, d’autant que le thème européen n’apparaît pas dans Mein Kampf. Georges-Henri Soutou trouve des points de convergence entre différents courants (conservateur, national et racial) : mettre fin à la division de l’Europe en petits États, construire un « grand espace européen » pour contrecarrer le mondialisme libéral américain, et liquider l’empire britannique. Cette conception de l’Europe charrie une profonde hostilité aux Anglo-Américains, souvent masquée par l’antisémitisme, l’antibolchevisme et l’antislavisme du régime, bien plus étudiés. Après celle de race, la notion la plus importante pour le iiie Reich était celle de « grand espace » : « C’est très consciemment que Hitler voulait opposer un grand espace euro-africain au mondialisme américain ».

Dans sa biographie, Brendan Simms, professeur d’histoire des relations internationales à l’université de Cambridge, explore aussi cette piste en analysant la dimension internationale du projet d’Adolf Hitler, et en soulignant l’importance cruciale qu’il accordait à l’Amérique et l’Empire britannique. Selon lui, le futur führer fut fasciné par l’arrivée, en 1917, des soldats américains en qui il voyait les descendants « d’émigrants allemands perdus pour la patrie faute d’un “espace vital” suffisant pour les nourrir ». Dans son esprit, ce sont les surplus démographiques de l’Allemagne qui auraient retraversé l’Atlantique pour combattre le Reich sous le drapeau américain, et la guerre mondiale était donc une guerre civile allemande : « c’était là le trauma originel qui allait guider sa politique et son programme ultérieurs ». En 1900, environ un dixième de la population américaine était d’ascendance allemande. Dans les années 1920, l’Amérique du Nord occupait une place considérable et positive dans l’imaginaire allemand, « et ce bien plus que la Russie soviétique ».

La vision du monde de Hitler se construisit ensuite dans la prison de Landsberg grâce à ses lectures et à ses discussions avec Rudolf Hess (1894-1987), qui était en contact avec Karl Haushofer (1869-1946), théoricien de la géopolitique allemande. En naquit l’idée d’« espace vital », selon laquelle chaque pays avait besoin d’un Lebensraum pour accueillir une population grandissante, au moment où le Reich voyait une émigration de son surplus démographique vers les États-Unis. Adolf Hitler, qui ne pensait plus désormais en années mais en siècles, se détourna du projet d’alliance russo-allemande pour songer à conquérir des terres à l’Est, ce qui avait moins à voir avec la haine du bolchevisme et des Juifs « qu’avec la nécessité de préparer le Reich à une confrontation ou une coexistence à égalité avec une “Anglo-Amérique” dont le dynamisme fascinait plus que jamais Hitler ». Pour ce dernier, les principales puissances ennemies du Reich étaient moins l’URSS ou la France que l’« Union américaine », vis-à-vis de laquelle il entretenait « une relation ambivalente d’amour-haine ». Les États-Unis et le Royaume-Uni étaient à ses yeux deux pays fondamentalement similaires et apparentés, qui cherchaient à exercer une domination mondiale grâce à leur maîtrise des rouages du capitalisme international. Dès novembre 1938, Adolf Hitler considérait que le monde anglo-américain et la communauté juive internationale se dressaient contre lui : « Il s’agissait d’une lutte politique, diplomatique, économique et raciale ».

Et la France dans tout cela ? Georges-Henri Soutou revient dans le détail sur les différentes conceptions de sa place dans le nouvel ordre européen, en citant notamment le diplomate Jean Chauvel (1897-1979) : « Je ne sais ce qu’eût été la suite de la guerre si la France […] avait été incluse en élément actif dans l’effort de guerre continental. Mais je pense qu’un tel développement eût été possible psychologiquement, donc politiquement, aussitôt après l’armistice. Je pense que le peuple français y était préparé ». Il existait plusieurs lignes à Vichy : elles se rejoignaient « pour rejeter la mondialisation libérale d’avant-guerre et ce qui apparaissait comme l’inféodation à la Grande-Bretagne ». La défaite de 1940 fut un choc profond pour les États-Unis, obligés à revoir les principes fondamentaux de leur géopolitique.

C’est tout l’intérêt du livre de Michael Neiberg, professeur d’histoire à l’US Army War College, d’expliquer pourquoi elle entraîna une hausse spectaculaire des dépenses militaires et la mise en place de la conscription. En 1937, les États-Unis consacraient 1,5 % de leur produit intérieur brut aux dépenses militaires (9,1 % pour la France, 23,5 % pour l’Allemagne et 28,2 % pour le Japon). Avec la défaite de juin 1940, « l’entière architecture de la grande stratégie américaine s’est effondrée » dans la mesure où les États-Unis avaient délégué à la France des pans entiers de leur sécurité en ayant « foi dans l’armée française ». Michael Neiberg combine une histoire diplomatique serrée – avec notamment l’analyse de tous les contacts établis par les services américains en Afrique du Nord – avec des réflexions géopolitiques permettant, là-aussi, de comprendre l’importance des « grands espaces » et des manœuvres géostratégiques pour dessiner un nouvel ordre européen dans lequel les États-Unis joueront un rôle de premier plan après la guerre.

Ces trois ouvrages sont passionnants à lire car ils parviennent à relier plusieurs niveaux d’analyse et à proposer des interprétations historiques convaincantes et utiles à la compréhension de situations actuelles. Ce qui frappe en les lisant ensemble, c’est la déclinaison, toujours très rapide, entre des constructions intellectuelles, à la généalogie souvent complexe, et leur mise en œuvre politico-militaire. En d’autres termes, hier comme aujourd’hui, il faut accorder la plus grande attention aux représentations du monde développées aussi bien par les adversaires que par les partenaires, ainsi qu’à leurs discours : ils sont toujours annonciateurs. A fortiori quand ils s’accompagnent d’une organisation. En outre, ces trois livres rappellent, chacun à leur manière, que l’Europe de l’Axe s’inscrivait dans les courants généraux de l’époque, et a exercé une influence durable, sous certains traits, jusqu’à nos jours. C’est évidemment à garder à l’esprit pour tenter de saisir le comportement actuel de la Russie.

Thomas Gomart
Directeur de l’Ifri

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