Cette recension croisée constitue la note de tête du numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). Amélie Férey, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Samy Cohen, Israël, une démocratie fragile (Fayard, 2021, 288 pages), Emmanuel Navon, L’Étoile et le Sceptre. Histoire diplomatique d’Israël (Hermann, 2022, 472 pages) et Thomas Vescovi, L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël (La Découverte, 2021, 372 pages).
Alors que le président des États-Unis Joe Biden a entamé sa tournée au Moyen-Orient par un séjour en Israël où il a été accueilli avec circonspection, l’État hébreu connaît un nouvel épisode d’incertitude politique. La démission du Premier ministre Naftali Bennett (Yamina) le 19 mai dernier a provoqué des élections anticipées prévues en novembre, les cinquièmes en quatre ans. Cette incapacité à se rassembler autour d’une personnalité politique, après les démêlées judiciaires ayant entaché la crédibilité de Benjamin Netanyahou, interroge sur la santé de la démocratie israélienne : cette dernière est-elle en crise ? Quelles seraient les conséquences internationales de son basculement vers une « démocrature » ? Quel rôle Israël doit-il jouer dans une région centrale pour les approvisionnements mondiaux en hydrocarbures, rendus plus critiques encore après l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?
Emmanuel Navon, chercheur à l’Institut de Jérusalem pour la stratégie et la sécurité et au Forum Kohelet, propose dans L’Étoile et le Sceptre. Histoire diplomatique d’Israël une analyse de la politique étrangère israélienne dans une perspective historique ancrée à son origine religieuse. La thèse défendue est qu’Israël doit se souvenir de la « leçon fondamentale que lui enseigne son passé […] » : « trouver un équilibre entre la foi et le pouvoir, l’étoile et le sceptre, car sans le sceptre, l’étoile est en danger d’extinction ; sans l’étoile, le sceptre n’a pas de raison d’être ». Pour Navon, ce mélange de réalisme et d’idéologie doit guider l’État hébreu, car « les Juifs ont survécu et ont mené à bien leurs relations avec les autres nations grâce à un sentiment profond d’être porteurs d’une mission historique, et à l’adaptation permanente de cette mission au monde réel ». La démonstration s’effectue en quatre parties, organisées de manière plus thématique que chronologique. Dans la première, l’ouvrage offre une plongée dans les sources bibliques d’une diplomatie juive en restituant les concepts religieux du « peuple qui sera seul », de l’éternelle hostilité d’Amalek et de la mise à l’épreuve divine. Son intérêt principal est de permettre de mieux appréhender le récit que se font les acteurs du rôle joué à l’international par Israël, dans un contexte où les références religieuses sont constantes dans le discours politique israélien. Navon s’inscrit ici dans la lignée des travaux ouverts par Michael Walzer, qui a entrepris de sonder les sources religieuses pour construire une théorie politique du judaïsme, et aux antipodes de l’ouvrage de Shlomo Sand, qui défendait la thèse selon laquelle l’appréhension du temps biblique comme naissance d’une nation juive est l’œuvre d’une relecture des sources religieuses par les sionistes au XIXe siècle.
La deuxième partie couvre une large période, de l’Antiquité à la Seconde Guerre mondiale, et s’attache à la compréhension d’une « diplomatie juive » avant la création d’Israël, le sionisme étant présenté comme une diplomatie dès sa création en 1897. Si l’effort de synthèse doit être salué, on regrette cependant l’absence d’un travail de définition du concept de diplomatie, pensé ici comme a-contextuel : dans quelle mesure est-il opérant en l’absence d’un État et donc d’une administration dédiée ? Navon analyse par exemple les pressions internationales à l’encontre de l’Empire ottoman en 1840 à propos de l’affaire de Damas – qui avait vu sa communauté juive accusée d’avoir assassiné un religieux chrétien pour utiliser son sang à des fins rituelles –, comme « les bases d’un lobby juif européen ». En dépit de cette absence de clarification sur les cadres épistémologiques bornant la réflexion, l’auteur resitue habilement les rapports de force de l’époque et le jeu des puissances européennes. Si l’Allemagne soutient le sionisme par principe mais craint de froisser son allié ottoman, le Royaume-Uni, favorable à l’établissement d’un « foyer juif en Palestine », selon les termes de la déclaration Balfour, ne contrôle pas encore le Moyen-Orient. Il se trouve pris au piège d’un jeu de promesses contradictoires après avoir utilisé son adhésion au sionisme pour obtenir le soutien des juifs américains et russes durant la Première Guerre mondiale, tout en s’engageant pour l’indépendance arabe afin de saper l’influence ottomane dans la région.
Les deux dernières parties s’attellent à la description d’Israël devenu État, traitant respectivement de sa place au Proche-Orient puis de sa position sur la scène internationale. Elles montrent, pendant toute la guerre froide, l’érosion progressive de l’influence de la France et du Royaume-Uni au profit des États-Unis et de l’URSS, deux nouveaux acteurs avec lesquels Israël parvient à maintenir un lien. Ce non-alignement opère toujours aujourd’hui, et a conduit le président ukrainien Zelensky à solliciter l’aide d’Israël pour une médiation entre Ukraine et Russie, avant d’opter pour la Turquie. Bien qu’essentiellement descriptif, l’ouvrage d’Emmanuel Navon est bien structuré, fait un effort de pédagogie et offre des synthèses utiles, en particulier dans la partie conclusive portant sur les relations bilatérales d’Israël, peu couvertes dans la littérature spécialisée en dehors des États-Unis et de l’Europe.
En ne reliant pas son analyse de la diplomatie à la structure des institutions politiques, Navon oblitère le débat sur le caractère spécifique des politiques étrangères menées par les démocraties, ouvert par Michael Doyle dans sa théorie de la paix démocratique. Sa lecture est donc utilement mise en perspective par l’ouvrage de Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, qui prend la question à bras-le-corps en partant d’un triple constat : si Israël est bien une démocratie, elle n’appartient toutefois pas au club des démocraties libérales et se trouve fragilisée par une pratique autoritaire du pouvoir et un mépris des institutions constituant l’état de droit. La périodisation du livre Israël, une démocratie fragile embrasse six moments clés. Le premier part du « péché originel » de 1948, constitué par l’abandon de l’aspiration libérale portée par les Lumières et la Halakha, conduisant à l’absence d’une constitution distinguant les sphères religieuse et étatique, et à la faillite de la protection des minorités, que Cohen décrit comme « l’âme de la démocratie ». L’auteur analyse ensuite la consolidation dialectique de la société démocratique entre les années 1970 et 1990, constituée par l’affrontement entre deux idéaux politiques, le premier incarnant une aspiration libérale vers un État plus tolérant, une Cour suprême indépendante et une société plus laïque, mais contrebalancé par un deuxième qui reflète un triple repli nationaliste, religieux et identitaire. C’est cette dernière tendance qui triomphe au cours de la décennie suivante, marquée par l’assassinat en 1995 d’Yitzhak Rabin. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux plaies de la démocratie israélienne que sont l’occupation, l’usure morale face au terrorisme et les années Netanyahou, dominées par une érosion du pouvoir judiciaire.
La perspective dressée est inquiétante, et l’auteur rejoint Thomas Vescovi dans ses doutes quant à l’avenir de la démocratie israélienne, que ce dernier estime en voie de fascisation. Dans L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, ce chercheur indépendant en histoire contemporaine propose une nécrologie de ce fantôme politique dont l’absence hante la démocratie israélienne. Il y décrit l’effondrement d’une gauche ne parvenant pas à surmonter ses contradictions vis-à-vis du sionisme, dont la compatibilité avec la démocratie libérale est questionnée. L’ouvrage est d’emblée placé sous une thèse forte : comme son titre l’indique, la gauche en Israël est utopique, au sens où elle n’y trouve pas son lieu, où elle est appelée à occuper un espace politique inexistant, ce qui la condamne d’emblée à l’échec. Par son souci du détail, ce livre restitue les débats de la myriade de courants à gauche qui constituent la galaxie politique israélienne, et ses revirements à l’aune des trajectoires personnelles et de la conjoncture internationale.
La gauche israélienne est historiquement divisée en trois courants. Le premier est travailliste, sous l’égide de Ben Gourion, et adhère pleinement au sionisme en se concentrant sur l’amélioration des conditions de vie de la population juive. Il vise un État libéral à la diplomatie alignée sur les démocraties capitalistes occidentales et prend dès les années 1930 ses distances avec l’internationalisme.
Créé en 1930, le Mapaï se fonde sur les kibboutzim, qui ne représentent pourtant à l’époque que 4 à 7 % du yishouv tout en en constituant l’inspiration et le fer de lance, et exclut les Palestiniens. Son objectif est de lutter contre le parti révisionniste de Jabotinsky, défenseur d’un modèle économique libéral. En face, la gauche palestinienne revendique l’héritage du panarabisme mais peine à convaincre une société marquée par un nationalisme local et territorial, attachée aux valeurs traditionnelles.
Enfin, la gauche communiste entretient un rapport ambigu au sionisme. Alors que le IIe congrès du Komintern dénonce en 1920 l’impérialisme, et que le sionisme y est présenté comme une entreprise coloniale, les communistes se détournent rapidement des masses palestiniennes, dont ils ne parlent pas la langue. La description de la stratégie du yishouvisme mise en place par le Parti communiste palestinien (1923-1943) est un exemple de ces compromis : elle vise à présenter la colonisation des terres comme un mal nécessaire pour former l’avant-garde prolétarienne de la région, puisque l’immigration juive doit instaurer « un changement dans les rapports de production ». Aujourd’hui, le parti d’Ayman Odeh, issu du mouvement communiste Hadash et leader de la liste arabe unie, troisième force politique du pays, se veut l’héritier de ces différentes sensibilités en prônant l’union des communistes et des Palestiniens d’Israël par-delà les clivages religieux.
Pour Vescovi, alors que la droite nationaliste est traversée par un affrontement entre religieux et laïcs, la gauche doit construire un nouveau récit commun qui inclurait ses éléments non sionistes. La force de l’ouvrage est de ne pas se cantonner à une approche institutionnelle de la gauche, et d’inclure dans son cadre d’analyse des cercles militants et les organisations non gouvernementales (ONG), particulièrement actifs sur l’enjeu de l’occupation. Les menaces pesant sur Michael Sfard, figure de cette gauche non institutionnelle et avocat représentant les six ONG palestiniennes dédiées à la défense des droits de l’homme interdites en 2021 en raison de leurs liens supposés avec le Front populaire de libération de la Palestine, font craindre que l’appareil judiciaire ne soit instrumentalisé pour réprimer l’opposition à la colonisation. Les élections de novembre seront donc décisives pour l’avenir de la démocratie israélienne, qui a déjà fait preuve par le passé de sa capacité de rebond.
Amélie Férey
Chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri
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