Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022). Stefano Ugolini propose une analyse de l’ouvrage de Ben S. Bernanke, 21st Century Monetary Policy: The Federal Reserve from the Great Inflation to Covid-19 (Norton, 2022, 512 pages).
Contrairement à ce qu’il avait fait dans ses mémoires (The Courage to Act, Norton, 2015), le Prix Nobel d’économie 2022 Ben Bernanke, président de la Federal Reserve (Fed), se présente ici avec sa casquette de chercheur : le but de l’ouvrage, accessible au grand public mais conforme aux standards d’une publication académique, est de dresser une histoire de long terme de la politique monétaire aux États-Unis. L’auteur étant néanmoins l’un des principaux protagonistes de l’histoire qu’il raconte, les limites entre le Bernanke « sujet » et le Bernanke « objet » de la narration restent inévitablement floues.
Écrit pendant la pandémie, cet ouvrage se présente comme une chronique des décisions prises par les présidents successifs de la Fed depuis les années 1960 jusqu’à la crise du Covid-19. Il s’inscrit donc dans la tradition des histoires monétaires des États-Unis initiée par Milton Friedman et Anna Schwartz, puis continuée par Allan H. Meltzer et Robert L. Hetzel. La focale est sur le contexte auquel les décideurs ont été confrontés, ainsi que sur leur propre perception de ce contexte, largement dépendante, selon Bernanke, de leurs ancrages théoriques.
La thèse principale est qu’au fil du temps trois changements majeurs ont transformé en profondeur le cadre macroéconomique dans lequel opère la Fed. Premièrement, la relation entre inflation et chômage (la célèbre « courbe de Phillips ») est devenue assez imprévisible : une inflation montante n’est plus nécessairement associée à un marché du travail dynamique, et vice versa. Deuxièmement, une baisse historique du taux d’intérêt « naturel » s’est produite, à cause du vieillissement de la population et du ralentissement de la productivité. Enfin, les risques d’instabilité financière systémique n’ont cessé de s’accroître. L’auteur conclut que ces trois phénomènes de longue haleine continueront de marquer le futur de la Fed, et l’appelleront à adapter son action dans le sillage des nouvelles voies ouvertes depuis 2008.
L’entreprise de Bernanke étant monumentale, chaque lecteur finira inévitablement par trouver, noyées dans des centaines de pages denses et rigoureuses, quelques petites sources d’insatisfaction dictées par ses propres inclinations. On pourrait par exemple regretter le rôle totalement secondaire réservé par l’auteur aux facteurs internationaux, vaguement esquissés à l’arrière-plan d’une histoire qui se veut foncièrement domestique, sans l’être véritablement. On pourrait en outre déplorer l’écart considérable entre, d’un côté, la sévérité montrée à l’égard des dirigeants de la Fed de l’époque de la « Grande Inflation » des années 1970 (imputée à des erreurs des autorités plutôt qu’à des facteurs réels) et, de l’autre côté, la bienveillance réservée à leurs successeurs de l’époque de la « Grande Récession » des années 2010 (imputée à des facteurs réels plutôt qu’à des erreurs des autorités). Surtout, on pourrait légitimement s’étonner que l’ouvrage n’offre, au final, aucun outil aidant à comprendre le retour spectaculaire de l’inflation depuis 2021, pourtant si similaire aux événements des années 1970.
En dépit de conclusions qui paraissent avoir déjà plutôt mal vieilli à seulement quelques mois de leur parution, 21st Century Monetary Policy demeure un ouvrage tout à fait remarquable, qui s’imposera comme une source secondaire et primaire incontournable pour les historiens de notre époque.
Stefano Ugolini
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