Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Norbert Gaillard propose une analyse croisée des ouvrages de Peter Knaack, Global Financial Networked Governance: The Power of the Financial Stability Board and its Limits (Routledge, 2022, 224 pages) et de Moritz Schularick (dir.), Leveraged: The New Economics of Debt and Financial Fragility (The University of Chicago Press, 2022, 336 pages).

La reprise économique de 2021 consécutive au contrôle de la pandémie de Covid-19, puis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022 ont provoqué une hausse des prix majeure dans les pays industrialisés. Les banques centrales ont réagi en procédant à des hausses de taux significatives (+5 points de pourcentage pour la Réserve fédérale et +4 points de pourcentage pour la Banque centrale européenne entre février 2022 et juin 2023). Ce resserrement monétaire a enrayé la poussée inflationniste, mais pas seulement. D’une part, il a fragilisé les acteurs économiques (États, banques et entreprises) excessivement endettés et contraints de se refinancer régulièrement sur les marchés à des conditions de plus en plus défavorables. D’autre part, il a indirectement provoqué des crises bancaires aux États-Unis et en Suisse, jetant un doute profond sur l’efficacité des réglementations censées assurer la stabilité financière internationale. Ces deux problématiques, spécifiques mais indissociables, sont étudiées dans l’ouvrage collectif de Moritz Schularick et dans la monographie de Peter Knaack : deux livres achevés avant la remontée des taux et les tensions financières subséquentes, ce qui renforce évidemment leur propos.

L’ouvrage collectif dirigé par Moritz Schularick (professeur d’économie à Sciences Po Paris et à l’université de Bonn) a été publié avec le soutien de l’Institute for New Economic Thinking. Ce think tank, créé en 2010 à l’initiative du financier George Soros et des économistes Rob Johnson et Anatole Kaletsky, entend tirer les leçons de la crise financière de 2007-2008 en promouvant des idées hétérodoxes et un capitalisme s’écartant de la doxa néolibérale. Les différents chapitres, aux tonalités assez proches, portent bien ces ambitions.

L’un des arguments les plus saillants du livre est la démonstration que l’excès de crédit accroît le risque de crise financière, et que plus l’effet de levier (leverage) et l’endettement des acteurs économiques sont élevés, plus la crise sera forte et la reprise poussive (chapitres d’Emil Verner, de Tyler Muir et de Karsten Müller). Ces résultats contredisent les travaux académiques dominants des décennies 1990 et 2000, comme ceux de Ross Levine. En fait, les bulles de crédit présentent de multiples effets pervers. D’abord, elles émoussent l’analyse du risque de crédit et compressent les primes de risque, permettant aux emprunteurs les moins solvables d’accéder au crédit. Ensuite, elles profitent démesurément aux secteurs des biens et services non échangeables (foncier, immobilier, services aux personnes, commerce de gros et de détail, etc.), au détriment des secteurs directement soumis à la concurrence internationale (agriculture et industrie). Enfin, elles favorisent beaucoup plus la consommation que l’investissement productif et conduisent à une appréciation du taux de change, entravant donc la capacité exportatrice du pays. À moyen et long terme, c’est la compétitivité des économies tolérant ces booms de crédit qui s’érode. Voilà le portrait des économies britannique, française et, surtout, américaine.

Plusieurs autres contributions méritent d’être mentionnées. Par exemple, le chapitre d’Atif Mian montre que la financiarisation amorcée dans les années 1980 a gonflé la valeur des marchés actions et des actifs immobiliers, augmentant les inégalités aux États-Unis. Ce processus a créé un « surplus financier » toujours en expansion, qui a abouti à de nouveaux rapports de force. Les Américains les plus riches (en particulier le centile supérieur) sont devenus les créanciers de l’État fédéral et des classes moyenne et populaire via, respectivement, l’achat de bons du Trésor et l’octroi de prêts immobiliers et de prêts à la consommation. Ce constat est désolant car il suggère que les créanciers, autant que les débiteurs, ont intérêt à préserver ce statu quo.

Dans leur chapitre, Òscar Jordà, Björn Richter, Moritz Schularick et Alan M. Taylor battent en brèche l’idée que la bonne capitalisation des banques réduit la survenance de crises financières. Certes, en examinant le passif des établissements de crédit de 17 pays industrialisés sur près de 150 ans, ils montrent que la faiblesse des systèmes bancaires réside dans la part croissante de la dette (surtout de court terme) et le déclin de celle des dépôts et du capital. Mais, au fur et à mesure que les exigences en capital deviennent plus strictes, les banques accordent des prêts à des emprunteurs dont la solvabilité est de plus en plus douteuse. Bien que les auteurs tirent des conclusions prudentes, ils posent implicitement la question de l’efficacité des réglementations financières internationales.

Emil Verner et Karsten Müller franchissent, eux, le pas et doutent ouvertement de l’utilité des règles macroprudentielles, c’est-à-dire des normes financières transnationales destinées à contenir le risque systémique. Cette analyse iconoclaste amène à s’interroger sur les conditions d’élaboration de ce type de règles : c’est précisément l’objet du livre de Peter Knaack.

Le professeur à l’American University de Washington est un spécialiste de la gouvernance financière globale. Il rappelle que le Conseil de stabilité financière (CSF) est né à l’occasion de la réunion du G20 de Londres d’avril 2009. Regroupant les ministres des Finances, les banquiers centraux et les régulateurs financiers de 24 juridictions, des organisations internationales (dont la Banque des règlements internationaux, la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale) et des normalisateurs techniques internationaux (tel le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, CBCB), le CSF a des missions primordiales. Il doit détecter les origines potentielles du risque systémique, identifier les régulations susceptibles de le combattre, promouvoir leur mise en œuvre et encourager la coopération entre membres. Organisé de façon très souple, avec des groupes de travail formels et informels, il promeut des règles non contraignantes (soft law) que ses membres s’engagent à appliquer.

Le CSF, qui œuvre en étroite collaboration avec le G20 et le CBCB, a facilité et accéléré la mise en place des règles de Bâle III visant à renforcer le niveau de capitalisation et de liquidité des banques. En revanche, ses mesures d’encadrement des marchés de dérivés et de lutte conte l’aléa moral ont été contrecarrées. Peter Knaack avance plusieurs explications. S’agissant des dérivés, il invoque la rivalité américano-européenne et la fragmentation des réglementations financières outre-Atlantique, supervisées tantôt par la Securities and Exchange Commission, tantôt par la Commodity Futures Trading Commission. Concernant l’élimination du problème des renflouements à répétition des établissements de crédit dits « systémiques », le CSF a été directement confronté aux égoïsmes nationaux et au lobby bancaire. Son projet de système de résolution des faillites bancaires à l’échelle internationale, également défendu par le Fonds monétaire international, a été recalé. Il y a plus préoccupant : les nouvelles règles de bail-in (consistant, entre autres, à transformer des créances en fonds propres afin de recapitaliser une banque en difficulté), pourtant acceptées par les membres du CSF, n’étaient en 2018 suivies que par moins de la moitié d’entre eux. Ces blocages persistants sont inquiétants car ils encouragent les effets de levier et la spéculation, tout en exacerbant le risque d’aléa moral. Ils font écho aux dangers du surendettement et de la financiarisation mis en exergue dans l’ouvrage collectif de Moritz Schularick.

Au fil de sa monographie, Peter Knaack ne cache pas sa fascination pour la soft law, le pouvoir des experts et des organisations économiques et financières informelles comme le CSF et le CBCB. Il loue leur efficacité et leur rapidité à résoudre les crises, qui contrastent, selon lui, avec la lourdeur des procédures législatives. Il reconnaît que ces entités manquent de légitimité et propose des solutions pour combler cette carence. Cependant, l’auteur semble parfois perdre de vue la nature, la pertinence et la finalité des règles produites par ces organisations. La flexibilité, la réactivité, l’expertise et la coopération ne sauraient garantir à coup sûr l’édiction de normes capables de surmonter les défis de la finance internationale actuelle.

Les ouvrages de Moritz Schularick et de Peter Knaack sont remarquablement complémentaires. L’approche économique, historique et empirique de Moritz Schularick contraste avec l’approche conceptuelle de Peter Knaack, qui approfondit la thématique des government networks en offrant une passionnante étude de cas consacrée au CSF. Si on lit ces deux livres à travers le prisme de l’économie politique internationale, on est victime de sueurs froides. Quinze ans après la chute de Lehman Brothers, la réforme du « capitalisme financier » est mal engagée, et le statu quo, pressenti par Eric Helleiner dès 2014, prévaut. Voilà qui laisse augurer de nouvelles crises financières aux conséquences économiques et sociales douloureuses.

Norbert Gaillard
Économiste et consultant indépendant

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