Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). David Colon propose une analyse de l’ouvrage de Andreas Krieg, Subversion: The Strategic Weaponization of Narratives (Georgetown University Press, 2023, 252 pages).
Andreas Krieg, enseignant et chercheur au King’s College, offre ici une analyse aussi riche que précise de la subversion, qu’il définit comme « l’exploitation stratégique des vulnérabilités sociopsychologiques, infrastructurelles et physiques de l’environnement de l’information par un adversaire extérieur afin d’éroder un consensus sociopolitique ou un statu quo ».
Il montre de manière convaincante que la subversion doit être considérée comme un outil essentiel de l’art de gouverner, en ce qu’elle permet aux États qui y recourent d’atteindre leurs objectifs stratégiques en deçà du seuil de la guerre ouverte. La subversion se déploie en effet dans la « zone grise » entre la guerre et la paix, entre l’étatique et le non-étatique, et les intermédiaires qui la mènent offrent aux États qui la commanditent le confort du déni plausible. Ayant pour théâtre d’opérations la sphère informationnelle, elle repose sur le recours à des « récits militarisés » visant à saper le consensus politique de l’adversaire, en encourageant la défiance envers les pouvoirs établis et en produisant souvent des effets dans le monde réel.
À l’appui de sa démonstration, l’auteur s’emploie d’abord à décrire les vulnérabilités infrastructurelles de l’environnement informationnel dans les démocraties. À l’ère numérique, ces dernières permettent aux guerriers de l’information d’accéder plus aisément à l’esprit humain. Comme d’autres analystes, l’auteur décrit comment certains régimes autoritaires se sont employés, depuis les printemps arabes, à instrumentaliser les réseaux sociaux occidentaux pour subvertir les sociétés démocratiques. Il propose une analyse souvent très théorique et désincarnée de son objet, sauf dans le chapitre passionnant qu’il consacre à la guerre des narratifs stratégiques opposant les Émirats et le Qatar dans l’espace informationnel américain. S’il consacre aussi des développements éclairants à la conception chinoise de la « guerre psychologique », le cœur de sa démonstration porte sur le cas russe. En s’appuyant sur les travaux de Thomas Rid, il retrace sur la longue durée l’histoire des « mesures actives » orchestrées par les services de renseignement extérieur soviétiques, et propose une analyse rigoureuse du concept de « guerre de subversion » (myatezhevoyna) développé voici une cinquantaine d’années par le penseur militaire russe en exil Evgeny Messner.
L’apport majeur de ce livre est son approche de la subversion en six étapes : l’orientation, c’est-à-dire la détermination de l’objectif à atteindre ; l’identification des vulnérabilités de l’environnement informationnel de l’ennemi ; la formulation de récits exploitant ces vulnérabilités ; la diffusion de ces narratifs ; la vérification, qui consiste à leur donner de la crédibilité en recourant à de pseudo-experts ; enfin la mise en œuvre, visant à produire un effet dans le monde réel, notamment en engageant les décideurs politiques. Cette approche systémique a le mérite de montrer comment l’information a pu être militarisée et mise au service de la déstabilisation des sociétés occidentales. Andreas Krieg nous alerte à juste titre sur la menace que fait peser sur les régimes démocratiques « l’armement stratégique des récits » par les régimes autoritaires, sans pour autant proposer dans son chapitre final sur la résilience de réponses à la hauteur de l’enjeu.
David Colon
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